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Billet de blog 14 juin 2023

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Le tranquille mépris du philosophe face à la réforme des retraites

Dans un récent entretien pour Télérama, le philosophe André Comte-Sponville fait un éloge de la modération qui trahit un impensé de classe, faisant de sa discipline une matière molle et sèche.

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On peut trouver plaisir à lire et entendre André Comte-Sponville, la clarté de son propos, ses positions radicales concernant l’athéisme et son rapport à la vie, sa filiation intellectuelle avec Montaigne et Pascal, ce que l’on sait également de sa biographie par les éléments qu’il partage, notamment la haine du père[1]. Sans forcément partager ses positions, il est de ces philosophes dont on peut goûter le compagnonnage intellectuel.

Hélas, les choses se gâtent dès que les considérations sociales et politiques viennent dans le fil de la discussion. L’éloge de la modération se fait alors apologie d’une alternance au pouvoir entre modérés de droite et modérés de gauche. Son amour de Montaigne lui fait tordre l’histoire pour estimer être plus proche des modérés du camp adverse que des extrémistes du sien.  Or, ce qui pouvait être une position sage au XVIe siècle, quand catholiques et protestants se déchiraient alors qu’ils adoraient le même dieu, peut-il être transposé dans le monde du XXIe siècle où les idées qui s’opposent sont porteuses de modèles de société tellement différents qu’il est possible de dire que l’un fait courir l’humanité à sa perte quand l’autre essaie de lui conserver une planète habitable ?

André Comte-Sponville regrette par ailleurs que :

« La société et la vie politique françaises sont traversées par de multiples colères et passions tristes, en France, quoi qu’on fasse ou veuille faire, c’est la fin du monde : marier les couples homosexuels, hier ; reculer l’âge de la retraite de deux ans, aujourd’hui ; légaliser l’euthanasie, demain. Mais le monde continue. Dans cette confusion, le rôle de l’intellectuel doit consister à apporter de la nuance et de la modération ».

Je fais le pari que l’auteur ne se rend pas compte ici du mépris de classe dont ses paroles sont porteuses, bien loin de la modération revendiquée. Car mettre dans le même sac les réactions sociales au mariage pour tous, à la réforme des retraites et à l’euthanasie, c’est mépriser les travailleurs et participer à la confusion des idées. Il y a en effet une différence fondamentale entre les trois réformes citées : deux ajoutent des droits universels quand la troisième supprime deux années de repos aux travailleurs les plus exposés à tous les risques durant leur carrière[2]. Mettre sur le même niveau les manifestations qu’ont pu, ou pourraient, susciter ces trois réformes, c’est confondre des mouvements réactionnaires qui ne supportent pas l’universalisation des droits[3] et un mouvement social progressiste qui lutte pour une société plus juste[4]. Parler alors de « passions tristes », sans distinction pour tous ceux qui s’opposent à des réformes, rabaisse la pensée du philosophe à celle d’un Benjamin Griveaux[5].

Ce mépris de classe est sans doute inconscient mais il éclate quelques lignes plus loin quand il évoque avec satisfaction son succès de librairie qui lui a permis de partir tôt de l’université pour se consacrer à son amour de l’écriture, en échappant de surcroît à cette plaie que sont les copies d’étudiants[6]. Une belle vie. A philosopher. Dans une tour d’ivoire. Du haut de laquelle il ne distingue plus les passions tristes[7] des bourgeois réactionnaires et la pulsion vitale des travailleurs qui se battent pour qu’on reconnaisse leur dignité[8].

André Comte-Sponville se présente lui-même, dans cet entretien, comme un homme de gauche modéré. On est donc loin des outrances d’un Luc Ferry, autre philosophe de plateaux et accessoirement ministre du Sarkozistan[9], qui appelait dans un épique moment de panique bourgeoise à tirer sur les gilets jaunes[10]. Sa radicalité, il la garde pour les problèmes existentiels, mais s’y refuse s’agissant de politique. Or, ce que montre l’histoire, c’est qu’il ne peut y avoir de gauche sans radicalité. La recherche d’une société juste, équitable pour toutes ses composantes, ne peut aboutir sans une critique radicale - à la racine - des mécanismes de domination. Se dire de gauche et ne pas comprendre ce qui se joue dans la lutte contre la réforme des retraites, c’est faire le jeu de la gauche Cazeneuve ou de la droite philippienne, ce qui est cohérent par rapport à sa pensée, mais également-  tout en s’en défendant - du macronisme. C’est faire de la philosophie une matière molle et sèche, à l’inverse d’un Frédéric Lordon qui tire de Spinoza ses raisins de la colère[11].

[1] Télérama no 3830, 7.06.2023.

André Comte-Sponville : “Ce n’est pas parce que nous ne croyons plus en rien que la vie n’a pas d’intérêt” (telerama.fr)

[2] « Les accidents du travail tuent en silence » (lemonde.fr)

[3] La Manif pour tous et les réseaux d'une “Internationale catholique” | Mediapart

[4] Retraites : ces six mois qui ont tout chamboulé | Mediapart

[5] "Fainéants", "passions tristes": le gouvernement joue la provoc avant les manifs - L'Express (lexpress.fr)

[6] Cette phrase est ironique, bien sûr. Pour tout travailleur de l’enseignement, il ne peut y avoir de relation pédagogique sans retour évalué de la part de ses élèves.

[7] “Blue Monday”, déprime et passions tristes : comment faire face avec Spinoza ? (radiofrance.fr) Qu’il me soit permis de reprendre à mon compte et de façon personnelle ce concept tordu dans tous les sens, pour qualifier les paniques morales de la bourgeoisie.

[8] « Je vous écris du front de la Somme » : François Ruffin veut remettre la gauche sur le métier (lemonde.fr)

[9] De la Cour au Sarkozistan - Par Daniel Schneidermann | Arrêt sur images (arretsurimages.net)

[10] (1059) LUC FERRY APPELLE À LA POLICE DE TIRER SUR LES GILETS JAUNES VIOLENTS ! - YouTube

[11] Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

Capitalisme, désir et servitude — Wikipédia (wikipedia.org)

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