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Billet de blog 16 mai 2023

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L’affaire libyenne : permanences et mutations de la corruption françafricaine

Le Parquet National Financier a donc décidé au bout d’une dizaine d’années d’enquête de demander l’ouverture d’un procès dans l’affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. A quel niveau placer cet événement sur l’échelle de la corruption française ?

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L’affaire est assurément énorme, davantage encore par la qualité des accusés et les répercussions géopolitiques que par les sommes en jeu, non négligeables cependant[i]. Médiapart a documenté tout du long ce pacte de corruption entre l’ancien dictateur libyen et l’ancien président français[ii]. En échange d’un lobbying intense pour le réhabiliter dans toute les instances de gouvernance internationale de la part du futur président français, le dictateur libyen offrait, entre autres choses, le financement occulte qui devait faire la différence dans la course présidentielle. Une affaire dont la partie visible, et peu compréhensible, pour le grand public commence avec la visite d’Etat de Kadhafi à Paris en 2007 et finit par son exécution en 2011, dans des circonstances qui restent obscures et qui interrogent le rôle joué par la France[iii], habituée à éliminer les gêneurs[iv]. Entretemps, le chef d’Etat libyen s’était aliéné son ami français en révélant publiquement la nature de sa relation avec l’Elysée, durant la guerre civile. Ces révélations, peu prises au sérieux par les médias dans leur ensemble, seront néanmoins vérifiées par Médiapart, ouvrant l’un des dossiers les plus scandaleux de notre époque, pourtant peu avare en vilénies.

Affaire énorme donc. Mais est-elle vraiment extraordinaire par rapport à l’habitus de corruption de la Ve république ? Au début des années 2000, le procès ELF[v] a pu rendre public le système de malversation généralisé mis en place dans le cadre de la politique néocoloniale française. Corruption des élites africaines et rétrocommissions arrosaient largement les intermédiaires et le personnel politique jusqu’à ce que ce scandale n’incite le législateur à mettre un peu d’ordre, au moins en apparence, dans le financement de la vie politique.

Ce n’est donc pas l’affaire en elle-même qui est extraordinaire. La corruption est profondément ancrée dans le système, comme dopée depuis 1960 par les opportunités offertes par le monde parallèle que constituent les réseaux de la Françafrique. Comparons : quand on se remémore que durant son mandat (1974-1981) Valéry Giscard d’Estaing fut soupçonné d’un pacte de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, le dictateur centrafricain, notoirement déséquilibré et sanguinaire, et que cela se finît par  l’envoi des paras sur Bangui pour le renverser et installer un autre fantoche moins encombrant[vi], l’affaire libyenne n’apparaît-elle pas finalement comme la désolante illustration de ce que le système de la Ve république favorise systématiquement la prise du pouvoir par les caïds des formations les mieux engrenées dans les réseaux françafricains ? Ou dit autrement : est-il possible de remporter la course à l’Elysée sans l’appui de ces réseaux ?

Si l’affaire libyenne est extraordinaire, ce n’est donc pas dans son essence, qui ne fait que confirmer à quel point la Ve république est gangrenée par la corruption internationale depuis sa naissance, mais par le fait qu’elle puisse déboucher sur un procès d’un ancien président et de ses principaux lieutenants. Car rappelons-le, l’affaire ELF, si elle avait clairement exposé certains ressorts du système n’avait pas pu inculper et encore moins condamner ses plus hauts responsables, ses créateurs[vii]. Pour la première fois, un président de la République, garant du respect des lois au regard de la constitution, va devoir rendre des compte pour des faits exemplaires du dysfonctionnement continuel de notre république.

Si cet événement est possible, on le doit, paradoxalement, aux efforts additionnés des forces antagonistes en présence. D’un côté des journalistes qui ne ferment pas les yeux quand des informations, même douteuses, laissent à penser qu’une affaire peut être révélée. Du même côté, une justice qui montre qu’elle sait encore effectuer son travail, même dans les conditions les plus difficiles. Mais de l’autre côté, il faut souligner que l’arrivée à son terme de cette affaire, dans les limites encore de la présomption d’innocence, doit également beaucoup aux fautifs eux-mêmes qui ont pris l’initiative du contact et du pacte de corruption, en laissant suffisamment de traces de leur forfait pour révéler ainsi à quel point était enivrant le climat d’impunité qui régnait alors dans les sphères dirigeantes. Car si l’affaire ELF poissait toutes les élites dans un « tous coupable, donc personne n’est coupable », l’affaire libyenne porte, elle, la marque d’un petit clan trouvant tentant de s’aventurer sur les marges du terrain de jeu habituel. Et c’est ce qui l’a perdu.

Tout se passe comme si les réseaux originels de corruption formaient un maquis trop inextricable pour que les juges puissent s’y frayer un chemin vers les plus hauts responsables mais que l’aventure  libyenne, en sortant de ce maquis protecteur, avait offert une prise sur ces comportements délictueux.

[i] Affaire Sarkozy-Kadhafi : ce que contient le réquisitoire du Parquet national financier | Mediapart

[ii] L’argent libyen de Sarkozy | Mediapart

[iii] Voir Fabrice Tarrit, Benoît Collombat, Thierry Chavant, Michel Despratx, Elodie Guéguen et Geoffrey Le Guilcher, Sarkozy Kadhafi. Des billets et des bombes, La revue dessinée / Delcourt, 2019.

[iv] Les assassinats politiques et renversements de pouvoir sont légion dans l’histoire de la Françafrique. Voir notamment le livre de Karine Ramondy, Leaders assassinés en Afrique centrale 1958- 1961. Entre construction nationale et régulation des relations internationales, L’Harmattan, 2020. Pour les archives et la veille inlassable, on ne saurait trop conseiller le site de l’association Survie (survie.org) et leur publication mensuelle Billets d’Afrique.

[v] Voir Roger Faligot et Jean Guisnel, dir., Histoire secrète de la Ve république, La Découverte, 2006, p. 540-549.

[vi] République centrafricaine - Survie

[vii] Roger Faligot et Jean Guisnel, op. cit.

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