Olivier Berruyer, fondateur du site ELUCID[i], fait partie des observateurs très critiques du fonctionnement de l’UE en général, et des effets de l’euro en particulier. Il invite régulièrement le chercheur Emmanuel Todd, autre pourfendeur historique[ii] de la monnaie unique, et bien connu des lecteurs de Mediapart[iii]. Lors de leur dernier entretien[iv], un graphique particulièrement frappant est venu illustrer le propos des deux parties. Je le reproduis ci-dessous avec l’aimable autorisation de la rédaction d’ELUCID[v].

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On ne peut qu’être frappé par la corrélation entre la mise en circulation de l’euro et la grande divergence des puissances européennes. On peine parfois à s’en souvenir, mais dans les années 90, c’est l’Allemagne, alors dans les affres de la réunification, qui apparaissait comme « l’homme malade » de l’Europe. La France était encore un concurrent sérieux de son grand voisin dans la compétition internationale et un partenaire égal dans la construction européenne. Loin d’être un facteur d’égalisation des performances économiques comme il fut vendu, la mise en place de l’euro a donc coïncidé avec la grande divergence que l’on peut observer aujourd’hui au sein de l’UE. L’Allemagne apparaît aujourd’hui comme une puissance économique à l’industrie conquérante et aux excédents commerciaux insolents alors que la France a connu au contraire une période de désindustrialisation, comme l’Espagne et l’Italie, dont on ne sait si elle s’en relèvera un jour. Il apparaît donc de plus en plus clairement que les craintes proférées par les opposants à l’euro se sont révélées exactes. L’industrie allemande, mieux positionnée sur les marchés mondiaux, plus compétitive, a pleinement profité de l’euro fort alors que la France, en difficulté, n’a plus eu la capacité d’actionner le levier monétaire pour doper ses exportations. Le cas de l’Angleterre est également intéressant mais doit être relativisé. Une lecture rapide pourrait laisser croire qu’elle a pleinement profité de son refus de la monnaie unique mais il faut rappeler que le graphique montre l’évolution relative de chaque pays. Si le maintien d’une croissance de son indice de production industrielle est à souligner, il faut rappeler qu’elle part d’une base faible. La grandeur industrielle du Royaume-Uni était déjà derrière elle quand l’euro fut mis en place.
Ces observations ont mené Emmanuel Todd à une erreur de prospective qu’il confesse aujourd’hui et qui fut pour moi une source d’étonnement[vi]. En effet, il fut de ceux – rares - qui analysèrent le Brexit comme un sursaut démocratique salutaire de la part des Britanniques et en espérait une amélioration de la situation économique du pays. Pour ma part je ne comprenais pas comment le RU pouvait incriminer l’UE de ses difficultés puisque durant tout son relativement bref passage en son sein, il n’a eu de cesse de s’y aménager une place à part, profitant du marché unique tout en refusant l’euro et les accords de Schengen. Les causes du marasme britannique étaient plus à chercher dans la violence du néolibéralisme qui y fut appliqué et auquel le Brexit n’a apporté aucun remède, au contraire. Le cas britannique suggère de ne pas isoler la monnaie du reste du système économique, c’est ce qui permet d’expliquer justement la grande divergence des Etats de l’UE à partir des années 2000.
Peut-on dire alors que l’euro fut le point de bascule du décrochage de l’économie française ? Il en fut une des causes, cela apparaît clairement, mais ne fut qu’un élément d’un système d’étranglement plus large. L’euro s’inscrit en effet dans un contexte de globalisation accélérée qui explique qu’en même temps que la compétition devenait plus dure, les dirigeants français s’enlevaient un levier de commande qui permettait d’ajuster la politique monétaire aux difficultés industrielles. En réalité, ils se sont autant soumis à la dérégulation des échanges qu’à la monnaie unique. Ils ont ainsi encouragé la mutation de notre agriculture vers un modèle ultra productiviste et non-durable ; ils ont acté la désindustrialisation programmée de pans entiers de notre territoire (souvenons du rêve du PDG Serge Tchuruk d’entreprise sans usine[vii]) ; et ils ont soutenu la tertiairisation de notre économie paupérisant notre tissu social[viii]. Il en résulte le tableau bien sombre qui s’offre à nos yeux, fait de perte d’autonomie (masques, médicaments, etc.), de déficits commerciaux abyssaux[ix] et de services publics en lambeaux[x]. Il n’est jusqu’à nos points forts qui ne posent des problèmes. Qui peut se satisfaire en effet que les dernières branches excédentaires de notre économie soient les armes et les produits de luxe ? Champagnes haut de gamme et sacs estampillés s’achètent dans les dictatures émergentes qui pourront mettre à feu et à sang leur région avec nos avions de chasse[xi]. En réalité, c’est un arrière-gout de tiers-mondisation qu’offre à notre palais l’absorption de telles données[xii].
Ce graphique qui suggère le rôle important joué par l’adoption de la monnaie unique dans les difficultés de notre pays nous amène également à réfléchir à ce qu’il vient d’exprimer lors du mouvement social contre la réforme des retraites. Car il est sans doute impossible de le comprendre sans le mettre en perspective avec les données que nous venons d’évoquer. En effet, le caractère insupportable du rajout de deux ans de travail ne peut se comprendre sans évoquer les sacrifices déjà consentis. Il faut rappeler que les travailleurs français ont une des productivités les plus élevées au monde et font partie de ceux qui meurent le plus à la tâche[xiii]. Et tout ça pour quoi ? Pour constater, impuissants et épuisés, notre décrochage organisé par nos élites depuis plus de vingt ans. Que ceux qui ont théorisé les joies du libre-échange, les avantages de l’euro et l’entreprise sans usine, mesurent ce qu’ils ont fait en transformant nos sols en matière morte et nos usines en entrepôts Amazon. Il n’est alors plus possible de dissimuler l’aspect sadique[xiv] des injonction à travailler plus, à être plus compétitifs et ubérisés, à traverser la rue pour trouver du travail. Pas étonnant non plus qu’un peuple désabusé par la compétition mondiale librement faussée soit également plus réceptif aux discours qui la déconstruisent et soulignent son caractère ontologiquement écocidaire. Le graphique d’ELUCID donne à comprendre un peuple qui ne veut plus ni se tuer à la tâche, ni détruire son propre environnement ; qui se bat dans la rue contre l’usage antidémocratique du 49.3 et se soulève au nom de la terre contre les méga bassines. Si l’euro a participé involontairement de cette prise de conscience – en fait il semblerait que non[xv] - il n’aura pas eu que des effets délétères.
[i] Élucid - Demain se comprend aujourd'hui (elucid.media)
[ii] Quand le traité de Maastricht fut accepté par référendum, Emmanuel Todd venait de sortir son ouvrage magistral sur l’histoire de l’Europe, L’invention de l’Europe, Seuil, 1990. Il en a pourfendu les mirages économicistes, notamment dans L’illusion économique, Gallimard, 1998.
[iii] Sur l'«esprit du 11 janvier» : le débat Todd-Badiou | Mediapart, émission où Todd et Badiou exploraient la face sombre du mouvement « je suis Charlie ». Le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd, Où en sont-elles ? (Seuil, 2022), a été mal reçu par la presse de gauche, le repoussant malgré lui dans les médias de droite. J’aurai peut-être l’occasion de revenir sur ce qui me semble être un malentendu dommageable.
[iv] (1153) LES "ÉLITES" EUROPÉENNES ABANDONNENT LEUR POUVOIR AUX AMÉRICAINS ! - Emmanuel Todd - YouTube
[v] LES « ÉLITES » EUROPÉENNES ABANDONNENT LEUR POUVOIR AUX AMÉRICAINS ! - Élucid (elucid.media)
[vi] Emmanuel Todd a écrit : « Marx a dit beaucoup de bêtises, mais Marx était un esprit libre, il était capable de regarder la société de son temps avec ironie et cruauté. Il est le remède contre le panglossisme (...) ». [Les Luttes de classes (...), op. cit., p.19]. Je me permets de lui retourner ce compliment qui caractérise le vrai chercheur. Seul celui qui ne se risque jamais à la prospective, la mise à l’épreuve ultime en sciences sociales, ne se trompe jamais.
[vii] Alcatel veut devenir une "entreprise sans usine" (lemonde.fr)
[viii] Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Seuil, 2021.
[ix] 200 MILLIARDS DE DÉFICIT COMMERCIAL : UN DÉSASTRE FRANÇAIS SANS PRÉCÉDENT - Élucid (elucid.media)
[x] Dépenses publiques : mais où va l'argent ? - Élucid (elucid.media)
[xi] Opération Sirli - Les mémos de la terreur (disclose.ngo)
[xii] Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020, chapitre 1 : « Une France plus pauvre : le commencement de la chute économique ».
[xiii] Matthieu Lépine brise le silence sur la mort au travail (lemonde.fr)
La baisse de la productivité est un problème récent engendré par les réformes du président Macron : LES RÉFORMES ANTISOCIALES DE MACRON ONT DÉTRUIT NOTRE PRODUCTIVITÉ - Élucid (elucid.media)
[xiv] Emmanuel Todd, Les luttes de classes, op. cit., chapitre 12 : « La France en mode aztèque ».
[xv] L’euro, en tant que monnaie commune, n’est plus remis en cause par personne en France, comme le souligne Emmanuel Todd. Voir Comment, en vingt ans, l’euro a été adopté par les Européens (lemonde.fr)