Au terme d’un format court et d’un dispositif alternant deux lignes narratives et deux points de vue, celui d’un soldat et celui d’une femme de colon, Mathieu Belezi décrit de manière saisissante les premiers temps de la colonisation de l’Algérie par la France, sous le règne de Louis-Philippe[i]. Violences, épidémies, dureté du climat auxquels les colons ne sont pas préparés, sont rendus avec réalisme, dans une prose sans ponctuation qui plonge le lecteur dans l’effroi des scènes décrites[ii].
L’alternance des chapitres consacrés aux militaires dans leur mission de « pacification » et de ceux consacrés aux efforts des colons pour s’implanter, rend compte du péché originel de la colonisation. A la résistance légitime des populations autochtones répondent les crimes de masse, les razzias, les viols, les enfumades du corps expéditionnaire français, pénétré de la fausse bonne conscience de la supériorité de la civilisation occidentale[iii]. De leur côté, les colons qui endurent les affres de l’installation sur une terre hostile à tous égards commencent à développer, pour celles et ceux qui ne renoncent pas, une mentalité faite d’endurance au mal, d’un sentiment de fausse légitimité fondé sur le sang et la sueur versées, d’une altérité ontologique face aux populations autochtones. Rien n’aura changé un peu plus d’un siècle plus tard quand le FLN lancera la guerre d ‘indépendance.
C’est que dans les processus coloniaux, le point de bascule est souvent, aussi, le point d’origine. L’agression coloniale met en place dès le départ un système qui roule ensuite sur une pente fatale, quel que soit le temps nécessaire pour s’écraser au sol, quelles que soient les péripéties qui en ralentissent et dévient le cours[iv]. Cette Algérie des bataillons d’Afrique et des premiers colons annonce le dénouement final de cette histoire comme dans une tragédie grecque[v]. Un oracle eût pu dire aux personnage de Belezi : vous déshonorerez votre nom d’humain dans vos exactions, vous suerez sang et eau pour cultiver une terre qui n’est pas la vôtre mais vous ne vous implanterez pas sur ce sol déjà habité par des populations avec lesquelles vous ne ressentez aucune fraternité. La décision finale et expiatoire du personnage principal de renoncer, apparaît alors comme le seul acte raisonnable, mais isolé, d’une folie généralisée.
On ne peut qu’être frappé par le parallèle que l’on peut tracer avec Mayotte aujourd’hui. Cette même France louis-philipparde qui a prolongé le coup de folie de Charles X en Algérie, a cru également profiter des dissensions entre les populations de l’Océan Indien afin de s’installer dans les Comores[vi]. On connaît la suite. Si la toussaint rouge de 1954 paraît comme la conséquence lointaine mais inéluctable de la prise de Sidi-Ferruch en 1830, l’opération Wuambushu d’un Etat néo-illibéral et dépassé apparaît quant-à-elle comme la suite tout aussi lointaine mais tout aussi inéluctable d’un siècle et demi de politique coloniale, dont l’indépendance tronquée des Comores en 1975 fut le dernier rebondissement notable et mortifère.
Le roman de Mathieu Belezi donne incidemment à réfléchir sur l’inconséquence des appareils d’Etat, souvent mal informés ou aveuglés, mus par des motivations obscures, qui d’une signature au bas d’un décret mettent en branle les processus de conquête et leurs cortèges d’horreurs[vii], flouent leur propres citoyens dans des rêves chimériques, engagent leur pays dans des impasses aux longs cours dont ils n’auront pas à gérer les drames finaux. Je ne suis sans doute pas le seul à me demander quelle tournure mon histoire familiale aurait eu si, en 1830, Charles X avait décidé de rembourser la dette due par la France au dey d’Alger, plutôt que de provoquer sa colère et l’incident diplomatique qui devait mener au débarquement des troupes françaises de l’autre côté de la Méditerranée[viii]. J’en tire la conclusion pratique de l’absolue nécessité pour les peuples de contrôler leurs gouvernements et conséquemment, pour les systèmes institutionnels, de multiplier les contre-pouvoirs et les garde-fous. Bref, l’exact inverse de la Ve république.
[i] Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Tripode, 2022. Prix littéraire du Monde 2022 et prix du Livre Inter 2023.
[ii] Voir ce très bon billet de Khaled Sid Mohand, dans le club ; Mathieu Belezi où l'esthétique du carnage | Le Club (mediapart.fr)
[iii] Abderrahmane Bouchène (dir.), Jean-Pierre Peyroulou (dir.), Ouanassa Siari Tengour (dir.) et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962, Paris/Alger, La Découverte/Barzakh, coll. « Cahiers libres », 2012.
[iv] Cette balistique des processus historiques doit beaucoup à Tolstoï (cf. la dernière partie de La guerre et la paix, Epilogue, « Considérations de l’auteur sur l’histoire, les historiens, les grands hommes, la nature du pouvoir et la liberté humaine », p. 932-997 de l’édition de poche chez Folio).
[v] Le billet de Khaled Sid Mohand relève également la notion de tragédie dans le récit de Mathieu Belezi.
[vi] Survie, Billets d’Afrique, n0 328, mai 2023, « L’opération ‘Wuambushu’. Une répression coloniale », revient sur le temps long de cette affaire : « C’est un classique de l’histoire coloniale et dont la France est une grande habituée : il faut ‘diviser pour régner’. Déjà pendant la colonisation, l’Etat français cherchait à mettre en concurrence les Comoriens », propos de Riwadi Saïdi, recueillis par Survie.
[vii] Comment ne pas penser au fiasco russe en Ukraine ?
[viii] Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, La Découverte, 2004.