L’article de Laurent Bonelli[i] rappelle avec justesse les grandes étapes de l’évolution du maintien de l’ordre du XIXe siècle à nos jours. Un changement majeur s’est opéré sous la IIIe république où le peuple en manifestation a cessé d’être considéré comme un foule dangereuse à réprimer pour devenir un corps de citoyens en colère à canaliser. L’évolution des moyens engagés et de la doctrine y est clairement exposée. Les années 2000 apparaissent alors comme une période de brutalisation et de judiciarisation du maintien de l’ordre, correspondant à une fracture de plus en plus ouverte entre les élites dirigeantes et le peuple. A l’échelle de ces deux décennies complexes sur le plan politique qui ont vu une période de cohabitation (1997-2002), la qualification de J.-M. Le Pen au second tour de l’élection présidentielle puis l’installation structurelle de l’extrême droite sur l’échiquier politique, l’émergence enfin de la tripartition politique actuelle, le quinquennat Hollande est peut être un point de bascule concernant l’évolution du maintien de l’ordre.
Car si l’on retient la thèse centrale selon laquelle le maintien de l’ordre est avant tout l’expression de la relation entre le pouvoir et le peuple, alors les années 2012-2017 resteront comme l’aboutissement d’un processus de divergence.
Pour les gens de ma génération qui ont manifesté pour la première fois lors de la lutte contre la loi Devaquet[ii], nous avons été éduqués dans l’idée que la droite c’était la répression du mouvement social, et la gauche « seulement » le reniment des promesses. Ainsi la séquence 1981-1988 a-t-elle vu la victoire de la gauche, son ralliement aux thèses libérales, le retour de la droite avec la cohabitation et son cortège de brutalités (mort de Malik Oussékine, assaut sur la grotte d’Ouvéa). Il n’y avait plus guère à espérer de la gauche de gouvernement au pouvoir, mais au moins ne brutalisait-elle pas les manifestants quand ces derniers avaient l’outrecuidance de la rappeler à ses engagements. La droite elle-même saura faire preuve de mesure lors des épisodes de 1995 et du CPE[iii]. Tout change sous le mandat de F. Hollande.
Sur le plan du reniement, le pouvoir va au bout de la trahison sur trois sujets majeurs pour les gens de gauche : la justice fiscale, la lutte pour l’environnement, les conditions de travail. Ainsi, l’affaire Cahuzac a définitivement ruiné toute confiance dans nos élites quant à la lutte contre l’évasion fiscale, pourtant cruciale pour toutes les politiques publiques[iv]. La mort de Rémi Fraisse lors de la lutte écologiste contre le barrage de Sivens a démontré que désormais la vie d’un militant pacifiste est tout autant en danger sous la gauche que sous la droite[v]. Enfin, la répression des luttes contre les lois El Khomri de libéralisation du marché du travail fut la préfiguration de toute la séquence suivante[vi] : mépris de classe qui ne se cache plus, gilets jaunes, mouvements sociaux contre les réformes des retraites.
Le discrédit de la gauche de gouvernement est tel que F. Hollande doit renoncer à se représenter, ouvrant la voie à l’aventurisme macronien. M. Valls, l’incarnation interne au PS de toute les dérives néolibérales ne parvient même pas à passer le stade des primaires. E. Macron, plus futé, passe par l’extérieur, profite de l’effondrement de F. Fillon pour capter le pouvoir et pousser à son terme la logique d’une politique néolibérale, « ni de gauche ni de droite », purement bourgeoise et autoritaire.
L’échec historique du quinquennat Hollande a donc débouché sur la tripartition politique actuelle (NUPES / extrême Centre / Extrême droite). Cet extrême centre, fils illégitime de la gauche hollandaise et des opportunistes de LR, n’incarne plus qu’un ordre privilégié dont l’unique obsession est de taper sur tout individu désireux de lutter pour un monde simplement plus juste et vivable.
[i] Laurent Bonelli, « Brutalisation de l’ordre manifestant », Le Monde Diplomatique, mai 2023.
[ii] 1986-2016 : souvenirs d'une répression violente (politis.fr)
[iii] Il y a dix ans, les jeunes obtenaient le retrait du CPE (lemonde.fr)
[iv] Le compte Cahuzac | Mediapart
[v] Mort de Rémi Fraisse : six ans après, le non-lieu confirmé pour le gendarme qui a tiré la grenade (lemonde.fr)
[vi][vi] Manifestation contre la loi El Khomri. Suspicion de bavure policière à Paris | L'Humanité (humanite.fr)
Mouvement social contre la loi Travail en France de 2016 — Wikipédia (wikipedia.org)