Dans l''affaire Dieudonné, son comportement pose moins de question en droit que la procédure du ministère de l'intérieur. Si la mise en balance du principe du respect de la dignité humaine avec la liberté d'expression est l'intérêt juridique éminent de la décision rendue en référé par le Conseil d'Etat ; le reste est à oublier tant l'esprit et la forme de l'Etat de droit ont été malmenés par le ministère de l'intérieur, coutumier du fait, et a été critiqué publiquement par l'Université. S'il y a du bon, la décision du Conseil d'Etat révèle surtout un moyen qu'a trouvé l'exécutif pour faire justifier juridiquement le "paradigme sécuritaire"1 . Cela appelle à réagir par la revendication d'un pouvoir judiciaire véritablement indépendant. Il y a une solution simple et démocratique.
L'intérêt juridique de la décision du Conseil d'Etat : consacrer le respect de la dignité humaine négligée par le législateur
La décision rendue par Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, repose sur la mise en balance d'une liberté fondamentale, la liberté d'expression, très largement consacrée par le Droit, et une notion en phase d'affirmation normative, à laquelle les juristes ne reconnaissaient qu'une dimension sociologique, le respect de la dignité humaine.
Le respect de la dignité humaine n'est pas citée dans la Constitution de 1958, ni dans le Préambule de 1946, ni la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, ni la Charte de l'environnement. Matériellement, le droit constitutionnel français ignore donc le respect de la dignité humaine. Il n'est pas inscrit dans sa loi fondamentale et cela n'a jamais ému qui que ce soit lors des nombreuses modifications passées de la Constitution. Le Conseil constitutionnel lui-même n'est pas très réceptif à l'invocation du respect de la dignité humaine2 même s'il la déduit3 de la rédaction de l'article 1er du Préambule de 1946. Le respect de la dignité humaine n'est pas un droit consacré par le droit constitutionnel, comme l'est étonnamment en revanche le droit de propriété, ce qui permet au ministère de l'intérieur de faire prévaloir le respect de la propriété sur le respect de la dignité humaine, à la demande de collectivités publiques, censément républicaines. Le respect de la dignité relève du simple domaine de la loi en France4. D'où peu-être les ravages de son mépris, à commencer au sein même de l'Etat.
La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne est venue cependant bousculer tout cela en proclamant en son article premier que la dignité humaine est inviolable et qu'elle doit être respectée et protégée. L'emploi du présent de l'indicatif traduit une obligation impérative. L'obligation est d'autant plus positive, c'est-à-dire que l'Etat doit s'y conformer et en garantir l'effectivité, que ce texte a une valeur de traité, selon l'article 6 du traité de fonctionnement de l'Union européenne, et que l'article 88-1 de la Constitution lui confère une valeur constitutionnelle.
L'Europe est ainsi venue pallier la négligence ou l'indifférence persistantes du législateur français quant au respect de la dignité humaine, que le droit international reconnaît depuis 1945 et de laquelle tous les droits de l'Homme procèdent. La dignité est la matrice des droits de l'Homme.
L'aversion politique française aux droits de l'Homme – et notamment à la protection de la dignité - est confirmée par le refus de la France à ratifier le protocole additionnel N°12 de la Convention européenne des droits de l'Homme à propos de la discrimination, qui est paradoxalement le coeur de l'action soudainement livrée en urgence (mais après plusieurs années de spectacle) par un ministre de l'intérieur contre un saltimbanque.
L'intérêt de la décision du Conseil d'Etat rendue en référé par son président de la section du contentieux est, d'une part, d'avoir consacré en droit français la supériorité du respect de la dignité humaine sur les droits de l'Homme, comme elle est inscrite dans le droit international5 et le droit de l'Union, et, d'autre part, l'avoir accueilli comme moyen de cassation dans une procédure d'urgence. Les plaideurs peuvent dorénavant invoquer le respect de la dignité humaine en urgence chaque fois que celle-ci est menacée, même par l'invocation d'un droit de l'Homme, comme le droit de propriété. Le considérant de Monsieur Bernard Stirn révolutionne les procédures d'expulsion. Il dynamite de nombreux autres, en replaçant le respect de la personne au-dessus des considérations matérielles du marché ou de l'Etat. C'est le triomphe du droit sur l'économie et la finance. Le triomphe de la démocratie sur le capitalisme ?
Ma satisfaction sur ce point est d'autant plus grande que Monsieur Stirn pose une obligation positive à l'Etat de garantir l'effectivité du respect de la dignité humaine qui fait partie « des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’Etat de veiller ». Il y a une obligation de vigilance.
Reste ensuite toute la question de la proportionnalité de l'ingérence de l'Etat dans l'exercice de la liberté d'expression – seuls ceux qui possèdent le DVD de Dieudonné ou on vu son spectacle peuvent le dire - et sur laquelle on entretient la discussion. S'il existe une question de fait, qu'il n'est pas possible de résoudre ici, il en existe une autre en droit de très sérieuse qui porte sur la procédure employée par le ministère de l'intérieur et qu'il est en revanche possible de critiquer.
Ce que cache la saisine du Conseil d'Etat : l'obligation de prévenir les infractions et la consécration du paradigme sécuritaire
Si Monsieur Stirn a fait prodigieusement progresser la notion juridique du respect à la dignité humaine, il faut aussi relever les approximations du fonctionnement des institutions qui ont conduit à cette révolution, laquelle aurait été parfaite si l'auteur de la décision ne s'était pas compromis à accueillir favorablement le raisonnement douteux du ministère de l'intérieur qui s'est engagé étonnamment dans une procédure administrative quand la voie naturelle pour combattre la discrimination est la voie judiciaire, d'autant qu'il a fait la démonstration qu'il en avait les moyens.
Il est paradoxal que le ministère de l'intérieur agisse en urgence, contre un spectacle qui dure depuis six mois, par la voie administrative en invoquant paradoxalement des faits répréhensibles pénalement, alors qu'il ne les a pas dénoncé en temps et en heure à l'autorité judiciaire. Un ministre dont l'épouse fait la première partie de "Gaspard Proust, nazi cool".
L'avocat a plaidé devant le Conseil d'Etat que «Le spectacle se joue depuis six mois six fois par semaine et il n'a jamais posé de problèmes relatifs à l'ordre public. Il n'y a eu que du bruit médiatique. C'est donc une dérive grave de porter atteinte à une liberté fondamentale.»6
La police n'a donc pas informé tout de suite, sans délai7, le procureur territorialement compétent8, comme elle en a l'obligation, et a gardé par devers soi cette information jusqu'en décembre. Ce n'est que le lundi 30 décembre 2013, que le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour « incitation à la haine raciale » et « insulte ». La voie judiciaire permet une procédure rapide, la citation par OPJ, et le maintien du spectacle, en cas d'infraction, entraîne l'aggravation des sanctions en cas de récidive. Cela n'a pas été fait pendant six mois... A croire que la police a préparé un guet-apens, que le ministre a sorti de son chapeau, au mépris de l'obligation d'information du mis en cause.
Le ministère de l'intérieur - contournant l'autorité judiciaire, garante de la liberté individuelle, donc de la liberté d'expression - pose la question de l'abus de droit et du détournement de pouvoir. Le droit à un procès équitable, compte tenu de l'artificialité de la voie de droit et de la précipitation imposées au mis en cause devant le Conseil d'Etat, le privant du délai nécessaire à préparer sa défense, est compromis. L'égalité des armes n'est pas respectée entre un ministre - et son administration - contre un particulier.
La question s'aggrave quand le ministère de l'intérieur est représenté devant le Conseil d'Etat par une magistrate de l'ordre administratif, Madame Pascale Léglise9 en l'occurrence. Etre attaqué devant un tribunal par un magistrat écorne le principe d'impartialité et d'indépendance exigés de la Justice, et pose la question de mettre un terme aux détachements des magistrats dans les administrations, quand leur rôle n'est plus de prévenir l'illégalité de leurs décisions mais d'appuyer cette administration, auprès des tribunaux dont ils sont issus, contre des particuliers. Madame Léglise s'était occupée de la révocation de Monsieur Pichon , "« Un fonctionnaire n'a pas à faire justice. S'il veut jouer les chevaliers, il n'a qu'à devenir journaliste ou député », a lancé Pascale Léglise, sous-directrice des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur", et de Madame Souid, "Sihem Souid n'est pas la Jeanne d'Arc des temps modernes, lance-t-elle. Elle n'est pas une redresseuse de tort", également pour cause de liberté d'expression.
Un motif du ministère de l'intérieur est d'invoquer les condamnations10 du saltimbanque pour emporter l'interdiction de son spectacle. Le ministre de l'intérieur affirme ainsi que, selon lui, « condamné un fois, toujours coupable ». Cela porte à s'interroger sur l'utilité d'un casier judiciaire – et la possibilité de l'administration à s'en servir11 - si celui-ci ne sert qu'à exonérer l'accusateur d'établir la preuve de ses allégations. Un tel préjugement affaiblit la la motivation de la décision qui ne détaille pas en revanche en quoi « la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public mentionnés par l’arrêté litigieux sont établis », se contentant de renvoyer à des débats et des pièces dont il n'est donné aucune précision, alors que le trouble à l'ordre public exige d'être clairement établi, cette notion floue étant éminemment dangereuse pour les libertés publiques. Le juge n'a pas exercé pleinement son pouvoir d'appréciation en considération de l'importance du contentieux. Ce défaut de motivation fait grief à la sécurité juridique et à la confiance de l'opinion en ses institutions. La faiblesse de la motivation décrédibilise l'action de la police et de la justice.
Monsieur Stirn juge « qu’il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». C'est la consécration juridique du paradigme sécuritaire et la justification de l'intrusion policière permanente, à propos de laquelle le ministre de l'intérieur s'est déjà exprimé publiquement. Dieudonné sert de prétexte à l'extension de la violation de la vie privée, qui est un droit de l'Homme. Le paradigme sécuritaire n'en est pas un. Ce n'est qu'une argumentation d'Etat policier qui aurait donc du être rejeté, nonobstant le fait que l'obligation à prendre les mesures de nature à éviter les infractions engage la responsabilité de l'Etat, et notamment celle de la police. Il appartient à tous les commissariats de veiller dorénavant à un suivi très méticuleux des plaintes et des mains courantes... Cette conception de l'action administrative, comme le souligne Bertrand Seiller12, va conduire à tout interdire ce qui donne lieu à des infractions.
La circulaire du ministère de l'intérieur aux préfets vise nommément Dieudonné. Il y a un doute à voir une instruction générale aux préfets porter précisément sur une seule personne dont l'identité est précisée jusque dans l'objet de ladite circulaire. D'où une certaine surprise à voir accueillie l'action du ministre qui repose sur de telles instructions.
La presse rapporte que le saltimbanque poursuivi pour antisémitisme se produit depuis des années dans un théâtre appartenant à deux propriétaires réputés du Sentier13, se revendiquant sionistes14 . Ils affirmeraient qu'ils ignoraient tout des spectacles de Dieudonné. Le paradoxe interpelle sur le sérieux de l'affaire.
Ce qui précède confirme les critiques des contempteurs de l'interdiction du spectacle de Dieudonné soulevant la question du rétablissement sournois de la censure.
La solution à la prévention d'un Etat policier : l'affirmation et l'autonomisation démocratique du pouvoir judiciaire
Monsieur Stirn a contribué très susbstantiellement à la consécration du respect de la dignité humaine au sommet de l'ordonnancement juridique français. En revanche, il serait préférable que l'assemblée du Conseil d'Etat réforme le reste dès que possible, dans l'intérêt de la préservation des formes démocratiques et républicaines de nos institutions.
L'affaire Dieudonné restera dans l'histoire attachée au nom de Manuel Valls, par ses méandres procéduriers ; comme le fut et le reste l'affaire Tarnac au nom de Michelle Alliot Marie. Ces deux ministres se sont fourvoyés à vouloir donner l'image d'un Etat réduit à écraser des particuliers, pour convaincre l'opinion de sa toute puissance, par des artifices à la limite du faux et de l'abus d'autorité, si tant est qu'il se trouve un tribunal pour les poursuivre et les juger.
Un pouvoir, qui s'abaisse à persécuter un saltimbanque pour prouver qu'il existe, témoigne de la faiblesse de son niveau politique. Il n'est pas étonnant que la confusion règne et s'exprime dans des rassemblements aussi incertains qu'hétéroclites, que seule l'insatisfaction rassemble. L'actualité politique française est à l'ère du vide idéologique, le degré zéro de la pensée sociale.
Si le gouvernement actuel paye les conséquences de ses prédécesseurs - dont l'impéritie et les scandales devraient conduire à la circonspection et la décence – il n'est pas tenu à reproduire leurs erreurs, ce qui le rendrait interchangeable et donc inutile.
L'affaire Dieudonné – ou ne doit-on pas plutôt parler d'affaire Valls tant les erreurs de procédure posent question – éveille la suspicion de la compromission de la magistrature et du pouvoir exécutif. La volonté de l'exécutif à brider et contrôler les magistrats perdurera tant que la magistrature n'aura pas acquis une indépendance et une légitimité démocratique identiques à celles des pouvoirs exécutif et législatif.
L'indépendance des magistrats exige l'incompatibilité des détachements entre les trois pouvoirs et que le pouvoir judiciaire soit dirigé par une assemblée élue (à la proportionnelle, afin que tous les partis, donc tous les électeurs, soient représentés), qui vote son son budget, délègue des représentants pour siégera au CSM, à côtés des professionnels, afin qu'il soit mis un terme au corporatisme dont l'affaire Courroye donne le sentiment.
Ce pouvoir judiciaire aurait la possibilité de soumettre des projets de loi.
L'affaire Dieudonné permet de poser ce débat et sur l'importance qu'il y a à ce que que le ministère de l'intérieur ne soit qu'un exécutant - exécutif - sous le contrôle d'une justice indépendante et démocratique, conformément à ses décisions rendues "au nom peuple français". Relire Marcuse pour ne pas vivre comme des porcs : "C’est pourquoi il faut lire et relire Marcuse, l’homme pour qui la résignation seule est ringarde. Résignation qui nous interdit de saisir cette coalition du patient et du rauque qui forge la splendeur de l’individuation humaine."
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1Entretien avec Andrea Cortellessa Le gouvernement de l’insécurité – Giorgio Agamben - http://www.revuedeslivres.fr/le-gouvernement-de-linsecurite-giorgio-agamben/
2Décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 considérant 18 ; Décision n° 2006-539 DC du 20 juillet 2006 considérant 5 ; ...
3Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 Considérant 2 : « Considérant que le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d'emblée que : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés" ; qu'il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ; »
4Article 16 du code civil ; code pénal : CHAPITRE V : Des atteintes à la dignité de la personne
5Préambule de la déclaration universelle des droits de l'Homme ; Préambule du pacte international relatif aux droits civils et politiques et article 10 ; Préambule du pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels et article 13 ;
6Libération : http://www.liberation.fr/societe/2014/01/10/en-direct-spectacle-de-dieudonne-decision-attendue-a-orleans_971854
7Article 40 alinéa 2 du code de procédure pénale.
8Article 43 du code de procédure pénale
9 Voir aussi Affaire de l'IGS : la Place Beauvau refuse l'aide juridique à deux fonctionnaires innocentés Le Monde | 14.02.2012 à 15h25 • Mis à jour le 12.11.2012 à 10h47 | Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme
10Considérant 5 de l'ordonnance N°374508 du 9 janvier 2014
11Dieudonné aurait pu répliquer en invoquant « le casier » du ministère de l'intérieur, qui n'est pas brillant en matière de discrimination (ex. : la PQJ pendant l'Occupation).
12Professeur à l'Université Panthéon Assas Paris II - « La censure a toujours tort » AJDA 2014 p.129
13« Dieudonné affole la maison Le Pen » Le Canard enchaîné 15 janvier 2014 p.3 A-S M et C N.: "Au conseil représentatif des instituions juives de France, il a fallu aussi gérer les douloureuses révélations sur l'identité de deux des propriétaires du théâtre de la Main d'Or, Georges Melka et Gabriel Lévy, des entrepreneurs réputés du Sentier. Une réunion a rassemblé, mercredi 8, des membres du Crif, de la Licra, ainsi que ces deux propriétaires. Décision a été prise de virer Dieudonné de la Main d'Or quelqu'en soit le prix (...) En attendant, l'affaire fait causer dans le Sentier, d'autant que le duo d'investisseurs n'a pas tout dit. Ils avaient acheté les 362 m2 du théâtre le 17 février 2011, pour 1,5 million, en connaissance de cause. "Ils connaissent l'identité du locataire et avaient fait une visite au théâtres" se souvient le vendeur. Six mois avant la vente, M'bala M'bala avait renouvelé son bail commercial pour neuf ans, avec un petit loyer de 120 000 euros annuels, soit 10000 euros par mois. Moins que ce qu'il ramasse en une soirée..."
14Selon Jonathan-Simon Sellem, rédacteur en chef de jssnews.com