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Billet de blog 1 décembre 2009

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José Aboulker

José Aboulker est mort ce 17 novembre 2009, je l'ai rencontré en 1995 quand je réalisais un film pour France Télévision sur la Résistance: Le refus. Son témoignage magnifique n'a pas été gardé au montage, trop long, pour les responsables de la télévision de l'époque.

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José Aboulker est mort ce 17 novembre 2009, je l'ai rencontré en 1995 quand je réalisais un film pour France Télévision sur la Résistance: Le refus. Son témoignage magnifique n'a pas été gardé au montage, trop long, pour les responsables de la télévision de l'époque. J'entends encore sa voix si particulière, avec une sorte d'accent, mais surtout, une manière étonnante de détacher toute les syllabes, et puis cette façon d'être si enthousiaste, vivant, présent, révolté, militant. Je publie ici une partie de la transcription des propos qu'il a tenu devant la caméra. C'est un document brut. Cela fait bien longtemps que la statue du Maréchal Juin trône place d'italie, cela fait un moment que l'histoire n'est pas raconté comme José Aboulker l'expliquait en 1995.

En novembre 42, j'avais 22 ans, j'étais déjà un vieux résistant. On était quelques uns, des cousins des amis à avoir commencé très tôt, à l'automne 40, à essayer de faire partir des gars à Gibraltar, c'est-à-dire à rejoindre De Gaulle. Et puis ensuite on s'est rendu compte que ce qu'il fallait préparer c'était la rentrée de l'Afrique du Nord dans la guerre et par conséquent, le débarquement des Alliés, des Américains.

Novembre 1942, c'est à peu près le milieu de la guerre, pas de la guerre que vous connaissez la plupart d'entre vous, c'est-à-dire la guerre dont chacun sait qu'elle a été gagnée par les Alliés et perdue par Hitler. En 1942, la guerre, c'est la guerre que Hitler gagne depuis trois ans. C'est celle où il a voulu toutes les batailles et où il a été victorieux chaque fois. Le principal acteur de l'histoire que je vous raconte c'est l'armée américaine puisque c'est elle qui va, pour sa première opération militaire d'envergure en Europe, débarquer sur les côtes d'Afrique du Nord. L'armée américaine, elle non plus, n'est pas, en novembre 1942, ce que vous connaissez : l'extraordinaire armée à laquelle rien ne résiste, de la guerre du Golfe, pas même l'armée que vous avez vue débarquer en Normandie ces derniers mois au moment de la commémoration. L'armée américaine de 1942 c'est celle que Roosevelt et ses états-majors essaient de constituer alors qu'ils sont en guerre depuis seulement 11 mois, décembre 1941, et que, à partir d'une armée de 90 000 hommes, ils commencent à fabriquer ce qui sera beaucoup plus tard une formidable armée, mais qui, quand elle arrive chez nous, est une armée peu nombreuse, une armée de débutants, il faut le dire comme… ça s'est vérifié, une armée qui commence à être assez bien équipée. Une armée qui apprend à faire la guerre, une armée dont les chefs craignaient tellement cette opération qu'ils ont tout fait pour l'éviter en 1942 et qu'il a fallu que ce soit les politiques, Roosevelt et Churchill, qui l'imposent à leurs généraux. Une armée donc, qui craignant cette opération contre l'armée française de Vichy, d'environ 120 000 hommes stationnés en Algérie, Oranie et Maroc, les inquiétait beaucoup. Et c'est pour cela qu'ils avaient besoin de la Résistance, c'est pour cela que l'adjoint du commandant en chef Eisenhower, le Général Clarck, est venu d'un sous-marin débarquer sur une plage avec des colonels autour de lui pour discuter avec nous, avec la Résistance, ce qui n'a aucun précédent, et ce pourquoi il n'y a rien d'équivalent dans toute l'histoire de la guerre. Et l'explication c'est qu'ils avaient terriblement besoin d'être aidés de l'intérieur. Voilà donc comment ça se présente pour l'armée américaine. Je vous ai dit un mot du nombre d'hommes de l'armée de Vichy. Ils avaient une consigne très claire : on résiste à toute agression. C'était le thème, c'était le grand principe, c'était la politique de Vichy: on est neutre et dans nos territoires, qu'il s'agisse de la France non occupée, de la France Libre, ou qu'il s'agisse de l'Empire Français avec l'Afrique du Nord principalement, on le garde…

L'objectif des résistants c'est d'empêcher l'armée de Vichy de s'opposer au débarquement américain, comme elle en a la consigne formelle. C'est le premier objectif. Le second c'est de rallier cette armée, c'est que cette armée française rejoigne le camp des Alliés le plus tôt possible après. Le 6 novembre 1942, les responsables de la conjuration sont réunis à Alger, au domicile d'un médecin d'Alger, mon père, le professeur Henri Aboulker, qui va servir de PC pendant tout le début des opérations. Ce jour-là je présente les principaux chefs de groupes de Résistance aux deux hommes dont il faut que l'Histoire retienne le nom : c'est-à-dire Henri D'astier de la Vigerie, qui est l'âme de la Résistance, qui a inspiré confiance à tous et qui est donc reconnu par tous, et un officier courageux le Lieutenant Colonel Jousse. A ces deux hommes, donc, sont présentés les chefs des conjurés car entre les uns et les autres que je connais depuis très longtemps j'ai maintenu, jusque là, le cloisonnement, le secret. Le lendemain, 7 novembre, dans une journée folle d'agitation, au même endroit, tout le monde vient prendre les ordres, et dans l'après-midi, le Colonel Jousse distribue les ordres de mission aux chefs des différents groupes qui vont occuper dans Alger tous les états-majors militaires, tous les centres de communication civils et militaires, Radio Alger, le Commissariat central, le Palais du Gouverneur général, la Préfecture, bref, tout ce qui compte, tous les centres nerveux de ce qui est la capitale de l'Afrique française. L'ordre est "Ne pas tirer sur l'armée française" puisqu'on veut la rallier après. Le soir à 10 heures 30, les chefs de groupes vont dans un grand garage d'Alger dont les patrons sont des résistants, Raymond et Louis Lavesse, et ils trouvent dans leurs voitures les armes qui avaient été stockées : de vieux fusils Lebel. Ils partent avec les voitures chercher leurs hommes qui ont été prévenus et chacun rejoint son poste. Entre minuit et une heure du matin les groupes se présentent devant tous les postes de garde de tous les centres nerveux de la capitale africaine, relèvent ces postes avec de faux ordres de mission, et Alger est à nous dans le silence.

Il y a une très grande différence entre notre Résistance et la Résistance en France. Pas quant aux motivations, pas quant aux idées des hommes qui la composaient, mais quant à la manière de faire en fonction d'un objectif qui n'était pas du tout le même. Nous, nous avions comme objectif de paralyser l'armée française de Vichy en évitant de lui faire trop de mal, de verser trop de sang, pour la rallier ensuite de façon à ce que réussisse le débarquement américain. Et c'était si important pour la destinée de la guerre, dont le débarquement fut le tournant, que nous avons tous subordonné à cet objectif unique et que pendant pratiquement un an c'est cela qui a été préparé sans aucune autre action de résistance. Non seulement nous n'avons pas fait de sabotage, de propagande par tracts, mais j'ai délibérément laissé de côté un petit groupe qui éditait un petit journal clandestin. Ils étaient nos amis, ils nous ont rejoints au moment de l'action mais nous ne voulions pas risquer que la police connaisse notre existence.

Il fallait neutraliser complètement l'armée pendant quelques heures, le temps que les Américains débarquent, encerclent Alger et y pénètrent. Nous nous étions engagés avec eux à tenir la ville pendant deux heures. Nous l'avons tenue beaucoup plus. Nous étions 400. Il y avait en face le corps d'armée d'Alger avec un peu plus de 11 000 hommes et je ne compte pas les membres du service d'ordre légionnaire, qui est la future milice, qui étaient plus de 2 000, car l'expérience a montré qu'ils n'ont pas du tout compté. Notre plan était le suivant : le commandement en chef avait prévu qu'en cas d'agression l'ensemble des troupes françaises se porteraient contre ceux qui débarquaient tandis que l'ordre serait maintenu à l'arrière par des supplétifs recrutés dans les groupes fascistes du service d'ordre légionnaire. Nous avons décidé de prendre la place de ceux-là et d'occuper avec de faux ordres de mission les postes de garde de tous les centres vitaux d'Alger. Nous avons occupé Alger de cette façon-là. A 10 heures 30, au 26 rue Michelet, au PC, le remue-ménage a été tel dans la journée que la police finit par être alertée et que le chef de la police politique arrive. Nous l'arrêtons dans l'escalier, devant ma porte, et on l'enferme dans une chambre. A ce moment-là les différents chefs de groupes sont au garage où ils trouvent dans des voitures prêtes le nombre de fusils Lebel correspondant aux hommes qu'ils vont partir chercher et, avec eux, ils exécutent le plan entre minuit et 1 heure du matin. Et à 1 heure du matin tous les postes de commandement civil ou militaire d'Alger sont entre nos mains et la ville dort. 3 heures 10, 3 heures et quart, coup de canon. Alger se réveille. Ce sont deux destroyers anglais qui ont tenté de forcer l'entrée du port. Ils se réveillent donc tous : ceux qui sont restés chez eux, qu'on n'a pas arrêté, des colonels, des généraux, de hauts fonctionnaires de l'administration. Ils décrochent leur téléphone qui ne marche pas puisque nous avons tout coupé. Ils s'habillent, ils se précipitent, ils vont à leur commissariat de quartier, où, comme je suis au commissariat central, car c'est le poste que j'occupais au centre de l'opération et à partir duquel je communiquais avec nos camarades qui étaient dans tous les secteurs d'Alger, j'ai donné la consigne, au moment des coups de canon, aux policiers : les hautes personnalités qui vont venir vous trouver, vous les prévenez toutes que nous les attendons au commissariat central, qu'il y a des évènements graves, qu'ils viennent vite. Et c'est ainsi que dans une extraordinaire souricière, ceux que nous n'avions pas d'emblée bloqués dans leur maison, qui était la douzaine de généraux et de personnages de premier plan, ceux qui venaient tout de suite après, sont venus se faire emprisonner dans les geôles du commissariat central où j'ai eu le plaisir de recevoir un certain nombre des pires personnages de l'établissement Vichyssois. Dans le même temps, d'autres, des officiers par exemple, allaient à leur état-major, entraient, se faisaient expliquer la situation par nos camarades et selon les cas, selon leurs réactions, on les renvoyait chez eux ou bien on les arrêtait. Et c'est ainsi qu'entre 3 heures et demie du matin et 5 heures et demie du matin, c'est le deuxième acte, non seulement Alger est toujours paralysée, dans l'incapacité complète de répliquer aux troupes de débarquement, mais nous arrêtons encore, nous mettons hors d'état d'empêcher la victoire, toute une série de personnalités de l'armée et de l'administration. Troisième temps, enfin, je dis enfin, enfin il y a un de ces hommes qui se rend compte de ce qui se passe. Il s'appelle le commandant d'Orange, il est le chef de cabinet du commandant en chef Juin. Il se promenait par hasard dans les rues d'Alger,... et il va tout mettre en marche pour reprendre le pouvoir sur la ville.

Les camarades qui étaient les chefs des grands groupes de Résistance qui ont occupé les secteurs d'Alger, m'ont tous donné dans les semaines suivant le débarquement un rapport écrit que j'ai fait publier à Londres en 1943 dans Les Cahiers Français qui est le mensuel de la France Libre, qui était dirigé par Jacques Soustelle. Et voici comment nous avons procédé : le plan que j'avais dessiné à cette époque montrait ici, très loin Gibralatar ; là, la côte d'Alger avec l'Amirauté ; entre les deux, les navires de la flotte qui arrivent. Ici c'est le poste de commandement, le 26 rue Michelet, Alger, c'est la grande rue qui longe le centre de la ville d'Est en Ouest où nous avons été installés depuis la veille. Vous voyez les ondes hertziennes qui rejoignent Monsieur Murphy, représentant personnel de Roosevelt, qui est dans mon ancienne chambre d'enfant, et qui communique par son poste radio avec Eisenhower qui est à Gibraltar, et, plus tard dans la soirée, le début de la nuit, avec la flotte qui s'est approchée des côtes.

Un peu après minuit, le 8 novembre, Robert Murphy va chez le Général Juin, à la Villa des Oliviers, et demande à voir le commandant en chef qui le reçoit en robe de chambre après quelques instants. Murphy lui dit : "Nous débarquons en masse, nous voulons libérer la France, venez avec nous." Juin refuse. "Je dois, dit-il, appliquer les conventions d'armistice et résister à l'agression." Après quelques minutes de discussion on fait venir l'Amiral Darlan qui se trouve à Alger accidentellement parce que son fils est atteint d'une grave poliomyélite. L'Amiral Darlan, à cette époque-là, est le dauphin du Maréchal Pétain et ministre de la guerre. Il est donc le supérieur hiérarchique de toutes les armées en Afrique française. Même proposition à Darlan qui se met dans une colère folle, refuse, insulte le représentant de Roosevelt, le menace. "Nous vous foutrons à la mer" lui dit-il. Et après un moment où les gens se calment, lui demande l'autorisation de télégraphier au Maréchal Pétain puisqu'il ne peut pas prendre de décision sans en référer à son supérieur. Il écrit un télégramme pour Pétain, et ce télégramme nous l'avons saisi au passage. Le voici : "Amiral Darlan à Maréchal Pétain, 8 novembre, 2 heures. J'ai été demandé à 1 heure 45 par le Général Juin et j'ai trouvé chez lui Monsieur Murphy qui m'a déclaré que : "Le Président Roosevelt avait décidé d'occuper l'Afrique du Nord avec des forces imposantes ce matin-même, que les Etats-Unis n'avaient qu'un but, détruire l'Allemagne et sauver la France, qu'ils désiraient maintenir dans son intégrité." Je lui ai répondu que la France avait signé une convention d'armistice et que je ne pouvais que me conformer aux ordres du Maréchal de défendre nos territoires." C'est parce qu'il y avait cela dans le télégramme que nous l'avons intercepté car, en l'envoyant, à deux heures du matin, il prévenait Vichy et donc il prévenait les Allemands qu'il y avait un débarquement allié en Afrique du Nord. Pourquoi ces hommes se sont-ils comportés comme cela alors que c'était pour eux l'occasion de prendre leur tournant ? L'occasion de quitter la collaboration pour rejoindre le camp allié. Eh bien, c'est que la politique de Vichy était celle-là depuis le début. Depuis la fin de 1940, des pourparlers avaient été entrepris entre le gouvernement de Vichy et les Allemands sur le plan militaire ; ces pourparlers avaient abouti à la signature des protocoles de Paris, le 28 mai 1941. Protocoles en vertu desquels les aéroports de Syrie étaient mis à la disposition de l'Allemagne; toute la logistique de notre armée en Tunisie était mise à la disposition de l'armée de Rommel en Tripolitaine et en Egypte, et enfin, et surtout, l'armée française d'Afrique du Nord était équipée de nouveau matériel et recevait un renfort en hommes et en officiers prisonniers qu'on libérait pour qu'elle soit en état de défendre le territoire contre l'agresseur attendu dont chacun savait qu'il ne pouvait être que les Anglais ou les Américains. Et parmi les officiers libérés, il y en avait environ 800, parmi les huit généraux prisonniers, libérés en vertu des protocles de Paris du printemps 41, il y en avait un dont le nom était explicitement désigné, demandé dans les protocoles, c'était le général Juin qui, peu après sa libération, quelques mois plus tard, est reçu par le Maréchal Goering pendant plusieurs jours à Berlin, qui est nommé ensuite Commandant en chef en Afrique du Nord. Murphy savait tout cela. Murphy, représentant de l'Amérique en Afrique du Nord, avait essayé des conversations avec les hommes de Vichy, car l'idéal pour l'Amérique aurait été de les rallier à l'entrée en guerre, à leur propre entrée en guerre. Mais les Américains savaient qu'ils allaient avoir une opposition militaire et c'est pour ça qu'ils avaient fini par s'adresser à la Résistance et que nous avions été obligés de neutraliser l'armée à Alger. A l'heure où l'Amiral Darlan envoyait ce télégramme, Henri d'Astier de la Vigerie est entré dans leur bureau et leur a dit à tous les deux : "Messieurs, cela fait un moment que vous êtes nos prisonniers." Leurs postes de garde avaient été remplacés par une groupe d'une douzaine de volontaires commandés par l'aspirant Pofilé.

Ici, le commissariat central que j'occupe à 1 heure du matin avec une vingtaine d'hommes, toujours en présentant des ordres de mission des gens qui viennent maintenir l'ordre, selon les ordres du commandement. Et à partir du commissariat central je vais communiquer au téléphone, par le seul fil téléphonique que nous avons maintenu, avec les camarades qui occupent les grands secteurs d'Alger. Ce qui fait que nous garderons une communication entre nous tandis que toutes les communications sont rompues pour l'adversaire. Car entre minuit et une heure du matin, les jeunes chefs de groupes, ayant revêtu leurs uniformes d'officier de réserve, avec les 4 hommes, les 10 hommes, les 20 hommes selon l'importance de l'objectif, qui ont été prévus, sont passés prendre leur voitures dans lesquelles ils ont trouvé le nombre de fusils voulu et sont allés occuper tout ce qui est figuré là, c'est-à-dire tous les centres de commandement militaire : la Préfecture, Radio Alger… Ici, ici sur le haut des collines d'Alger, la Villa des Oliviers… la Villa des Oliviers où le Général Juin, à l'heure des évènements dont je vous parle, est endormi. A 3 heures du matin, ou un peu plus tard, tout change parce que 2 destroyers anglais ont voulu forcer le port. Ils subissent immédiatement la canonade des forts de l'Amirauté, que nous n'avons pas pu occuper faute d'hommes, nous avons juste bloqué la jetée qui mène à sa base. Et la canonade réveille tout le monde, et les hauts personnages de l'armée ou de l'administration qui, chez eux, se réveillent, ne trouvant pas leur téléphone qui ne marche pas puisque nous l'avons coupé, se précipitent sur leur commissariat de quartier où, selon les instructions que j'ai données, du commissariat central, ils sont amenés et où, selon les cas, nous les renvoyons chez eux, nous leur expliquons ce qui se passe, ou, si ce sont des personnes importants, par exemple le secrétaire général du gouvernement général qui remplace celui-ci absent et parti à Vichy, nous le mettons dans les geôles du commissariat central qu'on a vidées de leur occupants habituels. Et c'est ainsi que, dans une extraordinaire souricière, tout ce qui comptait encore comme adversaires possibles des troupes de débarquement, nous l'immobilisons en les enfermant. A 6 heures du matin l'armée réplique et commence d'abord à libérer le général Juin et l'Amiral Darlan en arrêtant en même temps nos camarades et Robert Murphy. Et ensuite, progressivement, tous nos postes, dans la matinée, faisant des prisonniers, faisant des blessés, faisant un premier tué, et il y en aura un deuxième dans l'après-midi. A partir de midi, nous continuons à paralyser l'action de l'armée d'une autre façon : vous voyez ici le boulevard Bodin, c'est le grand boulevard qui longe le littoral, c'est la grande voie d'Est en Ouest, c'est celle qui mène des états-majors aux corps de troupes stationnées en dehors d'Alger. Le capitaine Plafort, un de nos volontaires les plus téméraires, dirige là, avec moi et deux ou trois autres camarades, un barrage qui, pendant toute l'après-midi, du dimanche après-midi, 8 novembre, alors que les Américains ne sont toujours pas entrés dans Alger, qui bloque toutes les voitures militaires qui passent. Ce qui fait qu'on continue à paralyser la mobilisation, et que tout ce que pourra faire l'état-major de l'armée de Vichy sera de nous reprendre peu à peu la ville, sauf le commissariat central qu'ils n'ont pas attaqué, au lieu de s'occuper des agresseurs américains qui, à 5 heures, finissent par entrer dans Alger, et qui obtiennent donc un armistice

Bien sûr tous les préparatifs de l'armée française d'Afrique, toutes les déclarations des hommes de Vichy sont constamment les suivantes : "Nous défendons notre neutralité contre toute agression d'où qu'elle vienne." Alors nous nous trouvons maintenant le 8 novembre, en Afrique du Nord, l'agression vient des Alliés, on va leur résister et la guerre est déclenchée en Oranie et au Maroc. A Alger elle est réduite au minimum parce que la Résistance a paralysé l'armée de Vichy. Deux jours plus tard les Allemands se présentent en Tunisie d'abord avec leurs avions ensuite avec leurs troupes. Ordre de Vichy : "Recevoir les Allemands sans se défendre contre eux." Et deux jours plus tard encore, le 11 novembre, Hitler envahit la zone libre. Consigne de Vichy à nos troupes : "Restez dans vos casernes." Et, pas un homme, pas une escouade, n'a tiré un coup de fusil contre les Allemands qui ont occupé en quelques heures toute la zone libre, jusqu'à la côte méditerranéenne. Voilà ce qu'était la politique de Vichy sous le masque, sous les mots de la neutralité ; c'était une authentique alliance militaire avec les Allemands, car le sort de Pétain, de Darlan, de Laval et de tous les hommes les plus importants de Vichy, leur sorts étaient désormais liés à la victoire allemande.
Le 8 novembre à 17 heures 30, le Général Juin et l'Amiral Darlan sont obligés de demander un armistice aux Américains qui sont en train d'entrer dans Alger. Mais à Oran et au Maroc les combats continuent et vont continuer les jours suivants parce que là-bas, malheureusement, nos camarades n'ont pas réussi à paralyser l'armée de Vichy. L'objectif de l'état-major américain du Général Clarck, adjoint d'Eisenhower qui arrive le 9 novembre à Alger, est d'essayer de faire arrêter les combats. Et il négocie avec Juin et Darlan qui sont ses prisonniers à Alger mais qui ont des choses à lui donner. Et ce marchandage va aboutir après deux jours de tergiversations, d'hésitations, de douceurs de la part des Américains ou de violentes menaces de la part des mêmes Américains qui rappelent à Darlan "Vous êtes notre prisonnier". Tout cela va aboutir à la cessation des combats à Oran et au Maroc d'abord, et un peu plus tard au retournement de l'armée française qui rejoint enfin le camp allié, c'était notre deuxième objectif, en échange, car c'est un marché, en échange du maintien au pouvoir des hommes de Vichy et du régime. Et ça dure fin novembre et tout décembre. Le 25 décembre Darlan est exécuté par Bonnier de la Chapelle. Giraud est mis au pouvoir. Sa première décision est de faire arrêter la douzaine d'anciens résistants que nous étions et qui sont devenus ceux qui réclament le retour de la République et la venue de De Gaulle pour réaliser l'unité de toutes les forces françaises dans la guerre. Il nous fait arrêter et il maintient le système de Vichy. Alors dans la première phase, avec Darlan, jusqu'à son exécution, les Américains avaient une justification excellente : c'était la justification militaire. Ils avaient passé un marché. Mais à partir du moment où, début janvier 43, où c'est Giraud qui est au pouvoir, ça fait des semaines que l'armée française, naturellement, combat maintenant aux côtés des Alliés en Tunisie contre l'Afrikakorps de Rommel. Il n'y a plus aucune justification militaire. Les hommes de Vichy qui sont là essaient de maintenir leur régime, et les Américains les laissent faire. Et les Américains ont laissé Giraud nous arrêter, nous faire transporter dans l'extrême Sud puis en Mauritanie. Et la protestation de la presse anglaise ou américaine, dont les correspondants sont à Alger, est telle qu'ils nous font revenir un peu plus près d'Alger, et nous allons rester en détention pendant plusieurs semaines.

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