J’ai de la chance, je connais des amis talentueux qui m’invitent à des premières de films.
Hier soir, je suis retourné à la Fémis, pour assister à la projection de Je te mangerais, organisée pour l’équipe du film.
Je ne connaissais personne, seulement la réalisatrice Sophie Laloy qui avait été ingénieuse du son avec moi pour de trop courts tournages documentaires.
Je n’avais aucune idée du film.
Il y a eu des petits discours. La réalisatrice a remercié tout le monde, dans un texte qu’elle a lu et qui ne passerait pas aux Césars : pas assez léger et drôle. Et puis le noir a rempli la salle. Le film a commencé. Je me réjouissais de faire une découverte.
Une jeune fille en retard sort d’un petit pavillon pour se précipiter vers une voiture qui l’attend. C’est filmé de très haut, un regard qui domine, comme pour le jugement premier. La jeune fille s’asseoit dans la voiture, son visage vient se dessiner sur la vitre du siège arrière, toute petite dans le plan. On ne voit qu’elle. Cadre dans le cadre, notre regard est dirigé calmement. Et le film démarre comme la voiture dans le bon sens. Une remorque transporte un piano enveloppé. La musique classique nous emporte avec: Film de formation comme il y a des romans d’apprentissage. Sophie Laloy nousentraîne dans la description d’une certaine discipline de vie d’une élève pianiste.
Ensuite tous mes jeux de mots sont obligatoires.
La réalisatrice mène subtilement le film à la baguette. Elle maîtrise l’ensemble de la partition d’une manière rare, pas une fausse note. Des interprètes parfaites, à la hauteur d’un scénario qui ose. C’est impressionnant pour un premier film. Et puis cela devient saisissant tout court. Sophie Laloy nous raconte une histoire sur la musique classique avec une pratique du cinéma qui range déjà cette œuvre dans le rayon des classiques du genre et de l’histoire même du cinématographe. La maturité évidente de la mise en scène permet à Sophie de procéder sans aucun effet. Elle a l’air de faire simplement et facilement son job. Nous sommes loin de ce que font la plupart de ses collègues qui prennent la pose à chaque plan. L’évidence des cadres, de la lumière, des costumes du décor, et j’en passe... La justesse du dispositif au service de la complexité des sentiments. Il y a dans ce film toute la rigueur qui s’impose pour apprendre à jouer d'un instrument ou plier son corps à la danse. C’est bluffant. Je ne doute pas de l’aveuglement de certains critiques. La pureté éblouit au point d’aveugler.
Tout le monde parlera de l’histoire. Comme Sophie filme classiquement, personne ne pourra s’égarer. Le désir trouble est bien là. La transformation du personnage interprété par Judith Davis s’opère tout au long du film. Le renversement de la position du personnage incarné par Isild Le Besco est un magnifique exemple de dialectique du Maître et de l’esclave. Chaque professeur de philosophie pourra prendre l’exemple de ce film pour assurer son cours.
Les ligues de vertu sont déjà prêtent à cracher leur venin. Et chaque spectateur va pouvoir redécouvrir Maurice Ravel.
On comprend pourquoi un projet artistique de cette envergure a eu autant de difficulté à se faire. Mais cela n’empêche pas d’être dans la rage. Quel bonheur de voir que le film est là, et quelle perte de temps. Sophie Laloy aurait déjà dû réaliser un tas de films.
Je me suis demandé, pendant le pot qui a suivi la projection, comment Sophie m'avait regardé travailler sous son casque de ingénieur du son. Tout à coup j'étais intimidé.
Forcément je suis sorti du film amoureux d’elle! Comment a-t-elle eu autant d’énergie, de force, de subtilité, de modestie, de ténacité pour mener à bien son oeuvre?
Et puis, je ne sais pas pourquoi, je pense à nouveau à Édouard Levé, artiste, photographe et écrivain français né le 1 janvier 1965, mort le 15 octobre 2007 après s’être suicidé. Un génie qui ne semble pas manqué à la France de Nicolas Sarkozy.
Enfin ce qui est certain, c’est que l’extrême difficulté dans laquelle la plupart des créateurs en France vive, les rend plus fort. Mais c’est honteux tout de même.