pol (avatar)

pol

Pierre Oscar Lévy, retraité, cinéaste, scénariste, etc...

Abonné·e de Mediapart

679 Billets

1 Éditions

Billet de blog 11 février 2015

pol (avatar)

pol

Pierre Oscar Lévy, retraité, cinéaste, scénariste, etc...

Abonné·e de Mediapart

L'Ukraine, vu par un camarade documentariste

J’avais écrit, ici, un billet, à propos d’un excellent documentaire, d’Antoine Chaudagne et Sylvain Verdet, « Vous gardez un cœur qui bat ». Le village où ces cinéastes ont tourné vient d’être « anéanti » par les combats qui se déroulent en Ukraine, selon les termes d’Antoine Chaudagne qui m’écrit pour témoigner.

pol (avatar)

pol

Pierre Oscar Lévy, retraité, cinéaste, scénariste, etc...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’avais écrit, ici, un billet, à propos d’un excellent documentaire, d’Antoine Chaudagne et Sylvain Verdet, « Vous gardez un cœur qui bat ». Le village où ces cinéastes ont tourné vient d’être « anéanti » par les combats qui se déroulent en Ukraine, selon les termes d’Antoine Chaudagne qui m’écrit pour témoigner. Il me dit, je cite : « Nous sommes restés en contact tous les jours, par Skype, avec Slava (le personnage principal du film) ; et ses récits nous ont également anéanti. Devant l'insensé, j'ai eu besoin d'écrire ; quelque chose pour tenter de comprendre l'incompréhensible ; pour témoigner au nom de Slava, Sasha (qui ne peut plus marcher et qui est resté au village), et les autres. »

Je présente ici son texte qu’il me demande de publier sur ce blog:

Ouglegorsk n’est plus

7 février 2015

La petite ville d’Ouglegorsk, dans l’est de l’Ukraine, était depuis l’été dernier à la lisière de la guerre.

Elle est depuis une semaine au cœur des combats qui font rage autour de Debaltsévo. Toute la population a été évacuée. Ouglegorsk n’est plus.

Je m’informe quotidiennement de cette tragédie via Skype avec mes amis ukrainiens d’Ouglegorsk. Je les ai côtoyés longuement jusqu’en 2012, lors du tournage d’un film documentaire sur la vie de ces derniers prolétaires qui descendaient tous les jours creuser le charbon à 850m sous terre. Leur vie était terriblement dure mais c’était encore une vie. Ils sont désormais réfugiés à 15km de là, en territoire pro-Russes. Ce sont des réfugiés comme tant d’autres dans le monde, portant la fatigue et l’angoisse sur leur visage. Ils cherchent quasiment en direct les images sur internet de ce qui restera de leur maison ; pour ce qui est de la piste son, ils ont les bombardements en direct de l’autre côté de la vitre de leur refuge. J’imagine leur effroi !

Qui sont-ils, ces habitants du Donbass, pour que la guerre soit venue frapper à leur porte ? Comment a-t-on pu en arriver là ? Moi qui les connais personnellement, je ne parviens pas à comprendre, je ne peux pas reconstruire un processus rationnel qui raccroche ce que j’ai vu à ce que j’entends aujourd’hui. J’essaye de faire abstraction du tourbillon d’informations permanentes et contradictoires. Je suis un documentariste : la seule chose qui reste solide à mes yeux, c’est ce que j’ai vécu à Ouglegorsk au cours de ces dernières années. C’est de cela que je veux témoigner.

Il n’y avait qu’un unique travail possible : la mine de charbon d’Ouglegorsk. Le travail était très dur, avec des rythmes en 3x8 qui écartelaient les familles, avec des techniques d’extraction manuelles et dangereuses. Etre mineur à l’heure d’internet ne faisait plus du tout rêver les jeunes. On vante les businessmen dans l’Ukraine moderne. Mais paradoxalement, beaucoup de jeunes continuaient à travailler à la mine, parce qu’il restait une fierté de faire ce métier dur et parce que les mineurs formaient encore une communauté soudée et solide. Certes, il y avait une rancœur de constater que tout se délitait autour d’eux depuis 20 ans ; certes, on en voulait aux gouvernements successifs de Kiev qui ne trouvaient pas la solution pour moderniser ce tissu industriel d’un autre âge. L’avenir n’augurait rien de bon pour eux, alimentant plutôt un regard nostalgique sur les dernières années de l’Union Soviétique.

D’autant que les familles d’Ouglegorsk sont toutes immigrées, venues ici après la deuxième guerre mondiale pour l’exploitation du charbon : on arrivait de Sibérie, d’Azerbaïdjan, de l’ouest de l’Ukraine, du nord de la Russie… Le cosmopolitisme soviétique est une réalité ici, pas le nationalisme ukrainien. C’est aussi pour cette raison qu’on parle russe à Ouglegorsk, et qu’on s’énervait volontiers devant la télé en 2010 contre les lois pour rendre obligatoire le sous-titrage en ukrainien des films russes. Mais si on est russophone à Ouglegorsk, on est bien Ukrainien. Et même davantage : on est Ukrainien du Donbass.

Toutes ces identités, de mineurs, d’Ukrainiens, de russophones, se superposaient sans aucun problème.

Les mineurs que nous avons côtoyés à Ouglegorsk n'étaient pas asservis à leur travail. S’ils trouvaient un boulot sur un chantier de construction, ils informaient le directeur qu’ils partaient pour 3 ou 4 mois. À leur retour, on les réintégrait à la mine. Pour ces chantiers, ils partaient toujours vers la Russie, principalement vers Sotchi avant les JO d’hiver. Pourquoi pas vers Kiev ? Pas pour des raisons partisanes; simplement parce qu’il existait des grands chantiers en Russie et que dans l’imaginaire du Donbass, on continuait à vivre sans frontière, comme du temps de l’URSS. On est Ukrainien à Ouglegorsk, mais avec une culture totalement partagée avec celle des Russes. Slava, le personnage principal de notre film, a un père ukrainien et une mère russe, il se sent Ukrainien et parle russe. La région ne pouvait pas survivre à l’impératif de choisir de manière exclusive entre Ukraine et Russie. Ouglegorsk n’est plus.

Que deviennent les jeunes hommes d’Ouglegorsk ? Plusieurs se sont engagés dans les milices pro-Russes; notamment Gricha, bon vivant et bien en chair, qui s’occupait de ses ruches après la mine, bienveillant et jovial. Je refuse d’expliquer, j’en suis incapable. Mais Slava et la plupart des autres ont refusé de prendre partie. Ils ont compris que la guerre, quelque soit son issue, laisserait un grand perdant : le Donbass. Et eux.

Ouglegorsk n’est plus. Alors que vont faire ceux qui refusent de prendre les armes contre une partie d’eux-mêmes ? Ils n’ont qu’une seule solution: passer rapidement la frontière russe pour éviter les campagnes de mobilisation des pro-Russes ou de l’armée ukrainienne. Aller en Russie et laisser la frontière se refermer définitivement derrière eux : quelle ironie tragique des événements !

Antoine  Chaudagne Co-réalisateur avec Sylvain Verdet du film documentaire “Vous qui gardez un Cœur qui bat”, tourné dans l’est de l’Ukraine entre 2008 et 2012. Prix des Ecrans Documentaires d’Arcueil en novembre 2014.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.