Pr Djamel Labidi

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Billet de blog 7 mai 2025

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LE SCHISME OCCIDENTAL - 2eme partie : Un évènement sans précédent.

La première partie de cet article a permis de relever et de décrire les contradictions des relations entre l'Europe et les Etats Unis depuis l'élection du président Trump. Ces contradictions tournent principalement autour de la guerre en Ukraine et des taxes douanières imposées indifféremment à l'allié européen comme au reste du monde. Le texte qui suit parle de schisme. On va voir pourquoi.

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On peut  aborder cette question sous l'angle suivant: les dirigeants européens se sont conduits  indiscutablement, jusqu'à la prise de pouvoir de Trump, comme des vassaux des Etats Unis. Une preuve de cela, entre tant d'autres, est l'énorme évènement qu'a constitué le sabotage du gazoduc "Nord Stream". Les dirigeants allemands, et européens en général, l'ont accepté en silence et ils ont acheté, sans aucune difficulté, sans souci pour leurs propres intérêts nationaux, le  gaz liquéfié (GNL) des Etats Unis,  de 40% plus cher que le  gaz russe.

Sans précédent

Mais aujourd'hui, à l'inverse, semble-t-il de la vassalité qui régnait, on assiste, dans beaucoup de  pays de l'Europe occidentale, à une campagne extrêmement violente contre le gouvernement des Etats Unis, C'est un évènement sans précédent dans l'histoire moderne de l'Occident.  Que se passe-t-il ? L'Empire occidental a-t-il perdu  sa  solidarité quasi automatique, quasi-naturelle?  Les pays européens ont-ils pris leur indépendance par rapport aux Etats-Unis, comme certains se pressent de le conclure. Ont-ils une réaction de fierté, de souveraineté, même si de toute évidence celle-ci n'est pas menacée. Quels sont les enjeux? 

Il y a d'évidence  un changement, un fait nouveau,  les signes d'une opposition  réelle entre l'Europe, plus précisément l'Union européenne,  et les Etats Unis. Mais attention aux apparences !  Il ne s'agit pas de l'Europe, d'un côté, contre les Etats-Unis  de l'autre. On retrouve une même opposition  au président  Trump aux Etats Unis aussi. La même campagne contre le président Trump et le trumpisme, mot pour mot, argument pour argument, dans les médias lourds, des deux côtés de l'Atlantique, aussi bien en Europe qu'aux Etats Unis. Mais ce n'est pas un schisme entre les Etats Unis et l'Europe, c'est un schisme  à l'intérieur de l'Occident, dans le camp occidental.

Le schisme est un terme qui indique une division, une  scission, mais pas n'importe laquelle, celle à l'intérieur d'un groupe, d'une communauté  auparavant unie, notamment spirituellement et historiquement. Il vient du vocabulaire de l'histoire des religions. Il me parait, ici, le plus approprié pour décrire la réalité des contradictions actuelles de l'Occident dans sa partie américaine et celle européenne. Il exprime une situation où l'Occident se sépare de plus en plus en deux camps, tout en gardant une certaine unité historique, culturelle, un peu comme sunnites et chiites dans l'Islam, ou comme protestants et catholiques dans la chrétienté. Mais l'ensemble occidental n'est plus monolithique. Il y a une ligne de démarcation, de séparation, une faille qui s'élargit de plus en plus. Cette faille est due indubitablement   au séisme historique causé par  la montée en puissance des pays émergents, la Chine, l'Inde, le Brésil et d'autres. Ces pays  ont été rejoints par la Russie, qui  a,  en même temps,  joué un grand rôle dans leur regroupement et leur organisation au sein des BRICS.

L'ingratitude de l'Europe, selon Trump 

Cet "envahissement"  de la surface économique mondiale par les pays émergents a rétréci dans la même mesure celle de l'Occident où les intérêts nationaux, sous la pression de la nécessité, se sont mis alors à diverger. Tant que l'Occident dominait l'économie  mondiale, et les rapports internationaux, l'unité allait de soi. Ainsi que  le leadership des Etats Unis. Mais peu à peu la prépondérance de l'économie des Etats Unis, et son leadership se sont  trouvés remis en question, concurrencés, menacés  par la montée en puissance des grands pays du monde  non occidental. Et cela s'est fait, on pourrait dire,  par surprise, par les effets inattendus  de la mise en œuvre de  l'idéologie libérale occidentale du libre-échange elle-même, alors que celle- devait garantir à l'Occident  sa suprématie.

La prédominance des Etats Unis  ne s'est pas trouvée affaiblie seulement  par l'essor économique et social du monde émergent. Elle l'a été aussi par un déséquilibre de plus en plus grand avec l'Europe dans les échanges commerciaux.  Lorsque le président Trump reproche à l'Europe son ingratitude, et de "vendre aux Etats Unis sa production sans acheter à ceux-ci  la leur", il exprime en fait une vérité, celle de l'exploitation,  par l'Europe du vaste marché étatsunien , dans les secteurs où elle est concurrentielle et donc bénéficiaire du libre-échange.  Le protectionnisme  économique du trumpisme  est donc une réaction brutale, celle de la fermeture du marché étatsunien, tant qu'il est encore le plus grand du monde, pour profiter  de cet avantage et reprendre une domination économique en déclin. Sur le plan politique, l'expression de ce protectionnisme  est le nationalisme, "American first".

Il faut y ajouter les griefs des Etats Unis  contre l'Europe sur le plan des dépenses militaires. Ils  nourrissent  le discours nationaliste Trumpiste qui reproche là aussi à  l'Europe d'avoir assis sa prospérité à l'ombre de la protection et des dépenses militaires abyssales des américains. Le président Trump parle  "cash". Ce qu'il dit, il le dit en termes crus, sans le langage feutré des experts en toutes choses et des bureaucrates en tous genres qui ont lassé l'opinion occidentale et étatsunienne. Son impact est donc considérable. On retrouve désormais, diffusé,  ce nationalisme économique et politique Trumpiste  à des degrés et avec des intensités diverses dans des pays européens, où il trouve un écho dans les classes moyennes et populaires qui souffrent du libéralisme européen, et des contraintes de l'organisation politique et économique de l'Europe. On  trouve cet écho  même dans des secteurs de l'entreprenariat qui ont pâti du mondialisme effréné.  Cette opposition prend la forme politique d'un nationalisme. Celui-ci  est particulièrement intense  dans  les secteurs qui ont souffert  le plus du libre-échange, tels que l'agriculture, ce qui explique d'ailleurs que c'est là où on trouve le plus d'opposition à l'immigration, même en absence de sa présence  physique. 

Par contre, les secteurs les plus partisans du libéralisme économique, sont ceux qui sont demeurés concurrentiels dans le domaine productif: industrie automobile allemande, industrie de luxe française industrie aéronautique et bien sûr  le capital financier qui lui, par définition, est contre toute limitation à la circulation des capitaux.

La brutalité du "trumpisme". Le cas Bernard Arnault

La brutalité du "trumpisme" consiste à obliger, par sa politique douanière,  les secteurs productifs concurrentiels européens à se délocaliser désormais aux Etats Unis et pas en Chine ou ailleurs. La récente polémique, qui a éclaté autour des déclarations du chef d'entreprise français,  Bernard Arnault en est à cet égard significative. Bernard Arnault est à la tête de l'industrie de luxe française, un secteur productif, concurrentiel dominant. Il est la cinquième fortune mondiale. Par crainte de perdre le marché américain, il a sommé le gouvernement français et l'Union européenne de ne pas se lancer dans une guerre commerciale  avec les Etats Unis et de s'accorder avec eux  sur les taxes douanières  sous peine de déménager ses entreprises françaises aux Etats Unis. Le procès en déficit de patriotisme qui lui a été fait ne règle rien. Le capital, comme les Etats, n'a pas d'amis, il n'a que des intérêts. Et même quand  il est patriote c'est que là est son intérêt. Cette prise de position  de Bernard Arnault illustre bien le conflit très dur, impitoyable, qu'a ouvert en Occident le nationalisme économique de  Trump  pour s'approprier  ou dominer les forces productives occidentales.  Les entreprises de Bernard Arnault  sont l'exemple d'un secteur productif  qui a tout intérêt au libre-échange. Sa production "marche", s'exporte. Mais il serait contraint d'installer certaines de ses entreprises aux Etats Unis en cas de barrières douanières étatsuniennes. On n'est pas dans un monde théorique où il y aurait d'un côté le capital financier libre-échangiste et  de l'autre le capital nationaliste, d'un côté les mondialistes libéraux, et de l'autre les nationalistes protectionnistes On est dans un rapport de force. L'économie est politique.

Les priorités américaines

Exprimons les choses d'une autre manière: Dans la crise de leadership qui secoue actuellement l'Occident, il n'y a pas d'un côté les Etats Unis, et d'un autre l'Europe. Il y a un clivage, une  différenciation, une fracture qui s'élargit à l'intérieur même de ce qui est historiquement le monde occidental. La simple observation permet de le vérifier: il y a, à un pôle, la même campagne contre le trumpisme, aussi bien  aux Etats Unis qu'en Europe. Elle provient des forces qui viennent d'être défaites électoralement aux Etats Unis, et de leurs soutiens financiers et médiatiques. Et il y a, à un autre pôle,  aussi bien aux Etats Unis qu'en  Europe,  la même tendance au développement d'un nationalisme économique et politique, qualifié souvent de "populisme" par les idéologues du système. Des alliances se nouent et se dénouent  des deux côtés de l'Atlantique.

Le rétrécissement de l'influence et de la puissance économique, mais aussi militaire, de l'Occident en général, et des Etats Unis en particulier ont été soudain , révélés au grand jour,  d'abord par la débâcle en Afghanistan, puis étonnamment,  par le conflit en Ukraine. Cette situation de déclin a forcé les Etats Unis à des priorités. Ils ne peuvent plus défendre l'Occident dans sa globalité, le porter à bout de bras,  comme ils l'ont fait jusqu'à présent, ce qui rendait leur leadership incontestable. Les inconvénients de ce rôle  sont devenus plus grands  que les avantages stratégiques qu'ils  pouvaient en tirer.  Ils ont désormais des priorités qui correspondent à leurs intérêts directs, immédiats, pressants, celui de contenir la Chine,  puisqu'elle est leur  principal adversaire économique et géopolitique. Les  taxes douanières délirantes  décidées contre celle-ci  sont le visage commercial de cette confrontation.

La fracture

Ce n'est pas que l'Europe n'intéresse plus les Etats-Unis. C'est qu'ils ne peuvent plus agir sur tous les fronts. Leur position sur l'Ukraine en découle. Par contre,  pour les dirigeants européens actuels, le principal souci est de maintenir leur domination  sur l'Europe et donc d'affaiblir  la Russie,  qui est l'obstacle permanent, historique à cette domination.  Le conflit en Ukraine  cristallise cet enjeu. Ils ont pu y entrainer les Etats-Unis grâce à l'administration Biden.  Mais cette guerre, carrément annoncée au départ  pour affaiblir la Russie, pour la "mettre à genoux", voire avec l'espoir un temps de  la démanteler, ne pouvait se faire que grâce à la participation  des Etats-Unis, grâce à celle de l'OTAN. Or ce n'est plus le cas, ou cela risque de ne plus l'être.

Les élites dirigeantes actuelles de l'Europe, caressent le dessein velléitaire de se substituer aux Etats Unis. C'est une partie perdue d'avance. Elles ont beau appeler désormais chaque jour,  à préparer la guerre "inévitable" selon elles,  contre la Russie. Elles ont beau parler de l'Europe "comme le plus grand marché, comme le plus grand ensemble économique et politique du monde", elles trompent leur opinion publique  ou se trompent elles-mêmes. L'Europe n'est pas une nation et n'a donc pas, outre ses sempiternelles divisions historiques,  la force concentrée que donne un Etat national. De plus elles ne disposent pas de ressources minérales et énergétiques. Le pillage colonial n'est plus possible ou alors très difficile et seuls les grands pays disposent d'une relative indépendance dans ce domaine des richesses naturelles. 

Trop faibles pour diriger seules le monde,  les élites dominantes  européennes avaient  un  intérêt fondamental à l'existence d'un bloc occidental comprenant les Etats-Unis. L'idéologie suivait,  c’est-à-dire le libéralisme mondial en matière  économique, le libéralisme aussi  sur le plan politique,   avec la diffusion des "valeurs occidentales" dans le monde: démocratie, droits de l'homme, libertés,  puis tolérance sociétale. Cela a marché et a fourni le carburant à bien des aventures, à un impérialisme tranquille, moralisant, satisfait de lui-même. Mais cela ne marche plus. D'où la crise de l'occidentalisme mondial. D'où à la fois les espoirs chez ces dirigeants européens, de revenir à la situation si confortable préexistante, en même temps que de chercher des alternatives au "lâchage" des Etats-Unis.

Comment va évoluer cette crise de l'Occident. La fracture entre les forces qui s'en réclament va-t-elle s'élargir. Va-t-elle donner,  comme dans les schismes d'autre fois,  à la fois des conflits extrêmes, mais aussi parfois à des retrouvailles à travers les mêmes référents identitaires et historiques.

C'est certainement l'un des prochains chapitres de l'Histoire.

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