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Billet de blog 19 novembre 2021

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Algérie, France, Maroc - Trois pays, deux crises.

Certains croient et d'autres veulent faire croire, que la question du Sahara Occidental est le principal obstacle à l'unité du Maghreb. C'est en particulier l'argument de la monarchie marocaine qui veut montrer ainsi que c'est l'Algérie, qui ,par son attitude sur cette question, nuit aux intérêts de l'unité maghrébine.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le problème n'est-il pas en réalité ailleurs, avec l'existence d'un côté d'une monarchie et de l'autre d'États républicains?  Comment pourrait se faire l'unité entre eux. N'y a-t-il pas incompatibilité ? En effet, l'unité du Maghreb signifie automatiquement la fin de la monarchie marocaine au sein d' une république unie du Maghreb . Ou alors il faudrait envisager la monarchie marocaine unifiant sous son leadership, comme l'avait fait la Prusse pour l'unité allemande, l'ensemble des pays du  Maghreb, ce qui, d'évidence, est impossible.

Le grand projet d'unité du Maghreb peut donc apparaitre logiquement  comme une menace à l'existence du trône marocain.

Vue sous cet angle, le conflit du Sahara Occidental peut donner lieu alors à une toute autre lecture. Dès le départ, la question de sa souveraineté sur le Sahara Occidental a été pour la monarchie marocaine une bouée de sauvetage , à un moment où le trône avait été ébranlé  par des tentatives d'instaurer une république. La monarchie marocaine s'est alors totalement identifiée à la revendication de sa souveraineté sur le Sahara Occidental.  Celle-ci représente donc un enjeu vital pour la pérennité du trône. Mais le retour de manivelle serait que tout échec sur la question du Sahara occidental  signerait la fin du pouvoir monarchique.  Ceci   n'aurait pas été le cas si ce pouvoir avait été républicain. Il y aurait eu probablement beaucoup plus de possibilités de compromis et surtout, la possibilité de dépasser ce conflit à travers une dynamique d'unité maghrébine, laquelle  parait elle-même bouchée pour les raisons déjà évoquées..

                                       Républiques et monarchies

On retrouve, au Machrek ( Orient arabe), la même problématique monarchies-républiques.  La  configuration de facteurs d'unité est à peu près identique qu'au Maghreb: culture, langue, histoire, géographie, sentiment d'appartenance arabo-musulmane et existence d'un ensemble qui avait été déjà uni  dans le passé historique. Mais là aussi , il y a l'impossibilité pour les  monarchies de se fondre dans un ensemble unitaire avec des républiques, car cela signifierait leur dissolution. L'unité arabe est une menace pour elles. D'ailleurs, dans un premier temps, elles ont réussi à affaiblir, avec l'aide occidentale, les républiques arabes les unes après les autres. Les contradictions dans cet espace arabo-musulman, allant du Machrek au Maghreb,  semblent d'ailleurs se manifester  de plus en plus fortement à travers  une confrontation sous-jacente entre républiques et monarchies. On peut y ajouter aussi un autre élément commun aux deux parties du monde arabe, le soutien apporté en général par l'Occident aux monarchies et l'alliance nouée entre les monarchies et Israël, cela aussi bien au Machrek qu'au Maghreb.

Ne se retrouve-t-on pas  ainsi,  dans ces deux cas, Maghreb et Machrek,  dans une situation historique  où la progression vers l'unité  nécessitera forcément partout  le passage  à des républiques.

                          Afrique du Nord ou bien Maghreb ?

Au Maghreb, les cheminements  de l'Histoire ont amené à la conjonction actuelle  de deux crises, une crise algéro-française et une crise algéro -marocaine. Outre qu'elles ont révélé l'empathie manifeste existant entre la France et la monarchie marocaine, ces crises rendent peu à peu apparents les contours   de deux projets distincts de l'unité magrébine: L'un le vieux rêve nationaliste fondateur, celui du Grand Maghreb arabe, celui de l'unité politique d'un Maghreb de 100 millions d'habitants, allant de la Mauritanie à La Libye et l'autre le maintien des États actuels dans une Afrique du Nord conçue non pas comme une nation mais comme un espace géographique de voisinage et d'échanges.

Les mots ici ont une signification qui n'échappe à personne: parler de Maghreb ou d'Afrique du  Nord situe deux visions radicalement différentes: l'une qui transcende les séparations coloniales et renoue avec une  histoire millénaire, l'autre qui les fixe, voire qui les cristallise et les développe.

                                  Un évènement sans précédent

Autre aspect de la conjonction de ces deux crises: elle  a amené à un évènement qui pourrait être historique, s'il se confirme,  celui où, pour la  première fois  un pays émergent, tel que l'Algérie, prend des sanctions contre une puissance supposée dominante.  Que ces sanctions aient été prises de façon spontanée, dans un geste d'humeur, de fierté nationale,  ou dans une perspective stratégique, ne change rien à l'affaire. C'est un fait et un évènement considérable. L'avenir dira bien sûr s'il s'agit d'un évènement sans lendemain ou bien  marquant pour l'avenir.

S'il est marquant,  il porte en lui,  inévitablement l'indication d'un changement de rapport de force,  et d'une évolution régionale et internationale. Comment a-t-il été possible ?Le plus probable est que l'Algérie s'est aperçue brusquement, pour dire les choses  simplement, "qu'elle n'avait pas besoin de la France", économiquement, politiquement, culturellement. En effet, si on cherche aujourd'hui les secteurs en Algérie qui seraient dépendants de la France, sans autre alternative que française, on aurait peine à les trouver.

C'est comme si brusquement, un préjugé, une idée reçue, s'étaient écroulés. Beaucoup d'élites dirigeantes algériennes ont longtemps cru ou  fait croire que l'Algérie "ne pourrait se passer de la France", qu'il "fallait être réaliste" etc... Ces élites présentaient en réalité  leur propre dépendance culturelle, économique , financière, et surtout sociale comme étant celle du pays.

               Et comme toujours le conflit devient linguistique

La conjonction des deux crises actuelles exacerbe le nationalisme  et donc le nationalisme linguistique. Comme toujours, le conflit linguistique alors pointe à l'horizon.. Des ministères annoncent leur passage total à la langue arabe dans leur administration et notamment dans leur correspondance. L'opinion publique se fait de plus en plus pressante pour la diffusion et l'utilisation de l'Anglais. Étrangement, la francosphère locale semble actuellement bien plus inquiète par ce dernier aspect que par celui du renforcement de l'utilisation de la langue arabe auquel elle s'oppose d'habitude. En défendant le Français contre l'Anglais, elle laisse l'impression  d'avoir  intériorisé jusqu'à certains aspects historiques du nationalisme français dont l'anglophobie. Surréaliste.

Elle  se voit ainsi dépossédée de la dernière ligne de défense de la francophonie, l'argument  de l'utilité du Français comme moyen d'accès à la technologie et aux sciences. En effet, avec un tel argument,  comment s'opposer  à l'Anglais, puisque c'est  précisément lui qui est la langue internationale d'accès à la connaissance scientifique et aux technologie en même temps que celle des  relations économiques et commerciales mondiales. Ce serait d'une incohérence totale , et ce serait, d'évidence alors,  faire passer  les intérêts étroits d'un milieu social au-dessus de ceux généraux du pays. Indéfendable.

 L'Algérie vit actuellement simultanément deux crises, l'une dans ses relations avec la France, l'autre dans ses relations avec le Maroc. Ces deux crises semblent interagir l'une sur l'autre, s'enchevêtrer et avoir des retombées multiples . Est-ce dû au hasard , une simple coïncidence, ou bien l'indication d'une relation profonde, organique, entre elles. L'avenir, certainement,  le dira.

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