L’actualité s’est invitée cette semaine à la Maison des femmes de Saint-Denis (93), où sont accueillies des femmes vulnérabilités et/ou victimes de violence.
C’était quatre jours après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, tué de 50 coups de couteau dans une mosquée du Gard. Un jeune homme de 22 ans.

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L’une des femmes dit d’emblée qu’elle n’est pas bien depuis vendredi. Qu’elle est bouleversée, choquée. Qu’elle ne sait pas si aujourd’hui, elle pourra écrire. Ses yeux s’embrument.
Nous lui rappelons qu’il n’y a aucune obligation à écrire dans cet atelier, qu’on peut simplement venir écouter les autres. Mais, comme d’habitude elle aime beaucoup écrire, nous lui suggérons de poser ses émotions sur papier, juste quelques mots, pour en garder trace, pour les mettre un peu à distance aussi.
Voici ce qu’elle a écrit, ce qu’elle nous a lu doucement et qu’avec son accord, nous publions ici.
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« Oh Aboubakar,
Ce vendredi, tu t’es réveillé bien avant l’aube, ton corps a goûté la fraicheur de la douche sacrée puis tu t’es parfumé, le cœur léger tu t’es rendu comme à ton habitude à la mosquée, cet endroit qui bien au-delà d’être sacré qui est un lieu de paix, de sécurité, de sérénité…, enfin est censé être…
Tu as ouvert les portes pour préparer cet endroit, l’embaumer pour toutes les personnes qui voudraient y venir trouver un moment de paix.
Innocemment, le cœur rempli de fraternité, oui fraternité, ce symbole au côté de Marianne qui façonnait notre peuple, le peuple français, cette notion a-t-elle disparue ? Je m’interroge, pardon, je me perds.
Cette fraternité t’a amené à ouvrir la porte à celui qui t’a lâchement assassiné alors que tu étais prosterné, pour le respect de ton âme et la sensibilité de cœur, je ne vais pas entrer dans les détails de cette abomination qui a fendu le cœur et nombre d’âmes dans la nation.
Repose en paix mon frère, lira-t-on, je n’en peux plus des hommages. Reconnaitre qu’il y a un problème anti-islam dissiperait peut-être un peu cette rage, ce vent d’injustice qui a tourné depuis plus.
Il est trop tard pour toi mon frère, Aboubakar.
Hommage, hommage, hommage, j’en ai marre.
Il faudrait que l’on embrasse cet inconfort de reconnaitre certaines réalités au lieu de s’épuiser à tenter d’échapper à ce que l’on n’ose pas nommer « un début de terrorisme envers cette parcelle de la société ».
Injustice. Tu ne seras plus, ô Aboubakar, ton âme n’aura pas été retirée en vain, je te fais la promesse de nous faire entendre avec fermeté et tendresse. Que Dieu t’accueille avec son immense délicatesse.
Signé : Une inconnue, une humaine, une Française,
une citoyenne du monde,
musulmane qui ne veut plus avoir peur de se rendre à l’endroit
où sont censées se reposer, s’alimenter nos âmes. »
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Pendant qu’elle écrivait, nous étions toutes aussi en train de chercher les mots pour raconter ce qui ces derniers jours nous avait marqué. Sans se concerter, il fut, pour toutes, question de la place des femmes :
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« Dans le RER, j’ai prêté sans le vouloir l’oreille à la conversation de deux hommes. L’un décrit son ras-le-bol de “toutes ces femmes qui étalent dans les médias les violences dont elles auraient été victimes ”. L’autre allait dans son sens. Sans parler des faits, qui sait, demain ce serait peut-être eux qui seraient trainés sur la place publique pour un rien.
Eh bien, messieurs, je n’ai pas voulu entrer dans la mêlée de votre virulente discussion. De peur, oui de peur, de votre réaction car voilà une chose qui n’est pas une crainte infondée, ni une légende urbaine : ce sont les hommes qui sont violents envers les femmes.
J’aurais bien voulu vous répondre que moi aussi, je n’en peux plus de tous ces témoignages. Je sais que ce n’est que la pointe de l’iceberg, je sais les chiffres, la violence, la tristesse, la détresse astronomique.
Alors oui, si j’ai une prière à faire, c’est bien que les femmes n’aient plus à témoigner de vos débordements. Pour l’amour de Dieu, de vos sœurs, de vos mères, arrêtez d’agresser les femmes. »
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« Est-ce que toi aussi tu t’es déjà retrouvée noyée par un flot d’informations sans plus savoir faire le tri. J’aime / j’aime pas. Je ne sais pas. Penser à garder / penser à jeter. Penser je-ne-sais-pas-si-ça-me-fait-du-bien. La vie psychique en trois boites.
Quand on est une femme et que l’on a grandi dans ce monde dominé par le patriarcat, quand aimer rime depuis toujours avec fusion, abandon, attachement, dévouement… Compliqué, comment faire pour s’en sortir dignement sans renoncer à l’amour, justement.
S’aimer soi-même ? Absolument. Et comment ça se traduit concrètement ? Se mettre au centre de sa propre vie ? S’agirait-il de s’extraire par moment de ce que l’on vit pour se regarder du dessus, comme lors d’une expérience de mort imminente ? Je m’extrais, je redeviens tout, je prends de la hauteur, pour voir ce que je produis.
Stop, arrêt sur image. Marcher dans la montagne, couper son téléphone. Puis revenir… Reprendre là où on en était, mais pas comme on était. Peut-être avec des baskets neuves, rebondissantes, un teint plus hâlé, une conscience plus accrue de ce qui est bon et moins bon pour soi, plus à l’écoute de son corps, de son propre corps.
Qu’est ce que je suis / qu’est ce que je fuis. Déconstruire, se remodeler. »
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« “Le maitre à 30 fois 5 cahiers dans son armoire, il a une classe de 18 tables avec 2 élèves par tables, et 1 élève seul à une table.” Et patati, et patata…
C’était un problème que m’avait dicté la maitresse de CE2 et que j’avais écrit dans mon cahier, cahier que j’ai retrouvé dans le tiroir à trésors de ma mère.
On s’amusait à le feuilleter, à voir si l’on saurait encore faire ces devoirs quand mon amie me dit :
- T’as eu un maitre toi à l’école ?
- Non, jamais, et en CE2, c’était d’ailleurs Mme P.
- Moi non plus, je n’ai jamais eu de maitre. Que des maitresses. Et tu les imagines toutes ces femmes dicter aux enfants “ Un maitre à X cahiers… ”, mais c’est dingue !
Aujourd’hui, ça saute aux yeux et aux oreilles, on entend l’effacement, l’invisibilité des femmes. »
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Régulièrement, je lis aux femmes présentes dans notre atelier les commentaires que les lecteurs de Mediapart ont laissé sur nos billets de ce blog. Un moment où l’on se rappelle que notre petit cercle est ouvert aussi sur l’extérieur et qu’il est agréable d’être lues.
Ce qui a inspiré cette lettre à une des femmes présentes ce 28 avril :
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A vous, lecteurs de notre blog.
Je tenais en premier lieu à vous remercier de l’intérêt que vous portez à nos publications, sans cesse grandissant, de votre bienveillance à notre égard, de votre soutien. En effet, qui aurait cru qu’un atelier d’écriture de la Maison des femmes, animé par de très belles âmes pour nous aider à délier nos langues, libérer nos émotions, dire tout simplement, allait nous conduire sur ce très beau chemin qu’est devenue cette aventure. Nous avons pu dire nos mots derrière nos maux, même les déclarer en public. Nous sommes publiées sur ce blog. Cela me parait si incroyable mais vrai.
Je veux vous dire par cette lettre, ô combien mon âme et mon cœur se réchauffent, de jour en jour, et que, peu importe l’intensité et le nombre des épreuves qui s’abattent sur nous, on est forts et en ressortons grandis et ô combien riches de tout ça, abimés certes mais sublimés comme un Kintsugi.
Ne jamais vous taire, ne jamais se résoudre à ne pas dire, quelque soit le contexte, la situation et, quand bien même vous seriez la seule à parler, soyez vraie et authentique, je ne l’ai jamais regretté.
Les bons se souviendront de la forme et comme disait un célèbre journaliste algérien Tahar Djaout « Si tu parles, tu meurs / Si tu te tais, tu meurs / Alors parle et meurs ! »
N’ayez peur de personne ni de rien, tout est écrit car oui, je suis croyante, musulmane, et je suis guidée par ma foi, ma religion est noble et de paix, quoique l’on vous dise.
Je ne l’ai pas toujours été, j’ai passé le plus clair de ma vie athée et pourtant, nous vivons une ère où les informations sont plus facilement et en quantité trouvables, ce qui n’empêche pas d’entendre se répandre bon nombre d’inepties et de choses erronées ou pire inventées. Cela est vrai pour ma religion, mais pour tellement d’autres sujets.
Soyons fous et remettons un peu de lien et de communication entre les gens. Je vous promets que la voie du vivre ensemble, solidaire, tolérant, équitable, est la seule voie possible.
Nos enfants ont besoin de nous pour garder leur regard d’enfant intact, leur espoirs vibrants toujours. Préservons les ! C’est encore la meilleure façon d’aimer.
Vos soutiens m’ont réappris l’espoir, l’amour de mon prochain, mon écriture a libéré mes démons trop longtemps et trop profondément enfouis, à rêver et si mon histoire, mon vécu peut-être utile à une seule personne, alors mes souffrances n’auront pas été vaines.
Je suis en paix désormais et forte. Vous n’êtes pas seules, jamais. Je vous souhaite de trouver la lumière qui éclairera votre chemin, la main tendue qui vous aidera à continuer d’avancer et la personne, a minima, qui vous fera sentir aimée.
La vie est pleine de rebondissements, croyez-moi.
Vivez bien, vivez mieux autant que nous le pouvez. »
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L’atelier « Prendre mots » vise à permettre aux femmes vulnérabilisées et victimes de violence, prises en charge dans le parcours de soin de la Maison des femmes de l’hôpital Delafontaine, de s’exprimer dans le cadre d’exercices d’écritures encadrés. Ce n’est pas un groupe de parole mais une espèce de cercle de jeux de mots, animé par la photographe et autrice Louise Oligny, la dessinatrice, créatrice et autrice Clémentine du Pontavice, la journaliste Sophie Dufau, et cette année avec l'étudiante en art thérapie Juliette Cabon. Pour retrouver tous nos posts, cliquez ici.