Lundi 10 juin. Au sein de l’atelier « Prendre mots » où des femmes victimes de violences, prises en charge dans le parcours de soin de la Maison des femmes de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (93), viennent passer deux heures à jouer avec les mots, nous accueillons aujourd’hui, une jeune professionnelle en stage. De temps en temps, une infirmière, une médecin, une sage-femme, une assistante sociale… participe à l’atelier pour comprendre ce qui s’y fait, pour saisir en quoi la confection de bijoux et de dessin à partir de photo (pour l’atelier du matin), ou ce cercle de jeux de mots (pour l’après-midi) s’insèrent dans un parcours de soin. Par curiosité, ou parce qu’une patiente leur a parlé de ces effets. Cette jeune professionnelle a donc pris aussi sa plume et peut-être, dans les textes reproduits ci-dessous, pourrez-vous repérer le sien…
Cadavres exquis au menu de ce lundi. En adaptant un peu les règles édictées par les surréalistes qui ont inventé ce jeu d’écriture collective au début du XXe siècle, nous écrivons sur un papier des mots (ou une phrase) en laissant le dernier mot apparent afin que la personne suivante s’en inspire à son tour pour écrire en laissant son dernier mot apparent pour la joueuse suivante, et ainsi de suite…
Dans les productions ci-dessous, le mot apparent est signifié en gras.
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Par ici la folie / Sortez vos plus beaux parapluies / Je suis dessous mais l’eau ruisselle quand même sur mon visage dans le miroir / de l’eau qui reflétait le soleil, le ciel / est par dessus les toits si bleu, si calme… / Et comment fait ont si l’on ne peut, ne veut pas rester calme / comment fait on avec cette injonction / comment fait on avec la révolution ?
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Je suis partie me promener dans la forêt / lac et grand espace qu’il me disait / et nous voilà perdus au milieu des loups / y-es-tu ? M’entends-tu ? Que fais-tu ? Je mets ma culotte ! / Hulotte, roulotte, idiote, boursicote, pianote, connaissez vous la chanson « otte » de Louise Bourgeois ? Je l’adore / J’ai toujours adoré passer du temps entre deux avions, deux trains, à rêver, à imaginer la suite, à observer les autres /
Ils me regardent et me sourient, pensant que je ne les vois pas, alors je leur rends un sourire. Ça y est, ils voient.
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La pluie frappait le sol / Comment faire dit l’oiseau pour prendre mon envol ? / Prévoir un parachute pour l’atterrissage ou l’amerrissage / Je me suis mise à l’eau et j’ai flotté pendant des heures en regardant le ciel / couvert de nuages tellement gris que les oiseaux tombaient / mais ils se relevaient, marchaient, couraient, riaient… et repartaient.
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Agrandissement : Illustration 1

Des textes plus personnels, plus intimes, plus réfléchis, ont aussi été écrits. A partir une situation proposée : « Imaginez que vous avez 80 ans, et que vous racontiez quelque chose que vous avez aimé ». Après une petite demi-heure à rédiger le premier jet d’un texte, chacune accepte de le lire face aux autres.
(Nous reproduisons ici que les textes dont les femmes ont donné leur accord pour cette publication)
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« J’y suis arrivée, ça y est, j’ai réussi à aller jusqu’au bout, à rester en vie.
Je me souviens de tout le bien, du mal, de la souffrance, des moments de joies, du haut de mon grand âge, je me regarde et m’analyse et avec un regard en arrière, je me félicite de mon parcours, de ma force qui m’a permis d’en arrivée là. Je me sens remplie de richesses accumulées tout au long de ces années, mes richesses sont la sagesse, le courage, la détermination, le savoir-aimer et donner du bonheur aux autres.
Je peux me raconter aux autres maintenant, afin qu’on sache que quelque soit son vécu, on finit toujours par rester en vie. Il est bon de laisser une trace de son passage sur cette terre, mon souhait est de guider des âmes perdues pour les encourager, en donnant des exemples de ma vie, à combattre et à ne pas baisser les bras car la récompense est d’avoir accompli des choses. Peu importe qu’elles soient positives ou négatives, elles font de nous ce que nous sommes devenus à un âge avancé de la vie. »
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« 10/06/2058
Mes chers enfants, ami.e.s, amours. Je veux commencer par vous remercier car c’est à vos côtés que tout a pu exister.
Je regarde le mur à droite de la porte fenêtre, celui qui est protégé de la lumière trop vive qui l’été emporte avec elle une partie des couleurs.
Il y a les traces, les contours, les dates de mes concerts, des tournées internationales, de ce passé de cantatrice dont je rêvais en silence, enfant. Cantatrice hybride, reggae, rock’n roll, parfois solo, parfois en groupe. Inclassable, décalée, j’en porte toujours les traces sur ma peau, ces tatouages multicolores qui m’habilleront jusqu’à mon dernier souffle. Toutes ces folies, ces bœufs, ces feux de joie à demi nue sur la plage parfois, c’est avec vous que je les ai partagés, vibrés. Ils m’ont nourrie.
Mon ange, ma beauté, ma douceur, nous avons partagé plus de 1000 et 1 tétées, plus de livres, de contes, de jeux de mots, de rires et c’est à toi que je dois mon envie d’écrire, de raconter, d’illustrer. Merci dans ces moments difficiles d’avoir tendu l’oreille aux mots qui soulignent, merci d’avoir bu de tes yeux ces élixirs d’amour qui réchauffent à travers les traits et les couleurs, qui m’ont extirpé le droit d’exister.
Mon trésor, mon fils, ma bataille, mon miroir. Merci d’avoir ouvert la voie à toutes ces via ferrata. Ensemble, nous avons parcouru des terres inconnues, découvert des langues mortes auxquelles nous avons redonné vie pour les laisser se transformer ensuite à leur gré, au fil des rencontres, des années.
Nous sommes faits de la même pâte, celle que nous avons appris à modeler pour vivre, survivre parfois et nous avons recréer.
Vois ces statues dans le jardin, ce n’est pas celui de Rodin où je t’amenais enfant, mais le nôtre. Elles sont le témoins de tous ces bonheurs passés qui continuent à se raconter. Si un jour en mon absence tu as besoin de te ressourcer, écoute-les, elles parlent notre langue. »
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Un silence se fait. On attend que la femme qui vient de lire son texte revienne à nous : en le lisant, sa voix s’est voilée. Elle a dû s’arrêter un moment avant de reprendre la lecture, les yeux humides. Rien ne l’obligeait, mais elle a voulu poursuivre. Elle réalise alors qu’elle s’est « mise à écrire comme si j’étais à la veille de ma mort. ». Ce n’était pas induit par la situation proposée. « 80 ans pourtant, il peut encore rester du temps à vivre ! », dit l’une.
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« Aujourd’hui j’ai 80 ans et il s’en est passé des choses. Depuis mes 28 ans, j’ai fait des choix, j’ai mis de coté les doutes. A 1000 km de là, à l’île de la Réunion, je me suis construite par étapes. J’ai appris et progressé, j’ai trouvé ma place. Je suis devenue la soignante que je voulais être, que j’étais finalement. La vie était heureuse, pleine de sens, riche en expérience, parfois surprenante, mais elle ne m’a jamais éloignée de mon chemin intérieur.
J’étais enfin entourée des bonnes personnes, surtout d’une. Sereine, apaisée, soutenue, j’ai pu construire en toute confiance. En pleine confiance en lui, et en pleine confiance en moi. On a beaucoup rit, on a énormément parlé, on s’est confiés, on a visité, sans jamais perdre de vue nos autres personnes indispensables, nos piliers. Et puis, il a été temps de rentrer. La Réunion m’a permis une renaissance, mais ce n’était pas vraiment chez moi. Alors on a posé nos valises dans cette nouvelle vie, j’ai poursuivi ma vie de femme. J’ai encore grandit. J’ai encore appris. J’ai pris des décisions afin de construire cette nouvelle page de ma vie. Au fond, c’était simple parce que je connaissais toujours mon chemin et que j’avais les cartes en main.
Les années ont défilé, de plus en plus vite, mais toujours heureuses.
J’ai 80 ans aujourd’hui et j’ai vécu une vie qui m’a ressemblé et m’a réjouit. J’ai apporté aux femmes que j’ai suivies, à mes proches aussi. Eux m’ont donné tout autant. »
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« La veille de mes 61 ans, j’avais donné un concert pour la sortie de mon deuxième roman. Je savais déjà que je fêtais ma vie à venir. Je n’ai pas eu de retraite pour mes vingt dernières années, mais une seconde chance. 61 ans pour arriver au point de départ ! Pour me défaire des chemins de l’enfance. Pour regarder le monde, pour faire grandir des enfant et apprendre où exactement je me situais dans l’univers et ce qu’exactement je vais y faire.
Oublié les diktats, oublié l’agression des autres, oublié les peurs. A 61 ans, j’ai arrêté de me crisper, je me suis laissée emporter par cette magie, par la joie qu’est la vie, ma vie.
Depuis, je flotte sur ces vagues magiques, je suis enfin un organisme vivant qui échange avec ce qui l’entoure. Je fête aujourd’hui mes 80 ans et je ne vois autour de moi que de l’amour, de la liberté. Bien sûr, j’ai dû lutter et je lutte encore pour les droits humains, pour l’environnement, mais j’ai appris à laisser le monde aller. Je le relie aux âmes dans mon écriture et ma musique. Le peu de beauté que je peux apporter sur cette planète est tout mon monde. »
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« J’ai toujours regardé en arrière, en me disant que j’avais une vie bien remplie avec des expériences riches, humaines et émotionnelles, intenses. Ils y a des choses dont je me serai bien passées, évidemment, mais j’ai traversé comme j’ai pu, avec le plus de sincérité possible.
La période la plus exaltante dont je me souviens, c’est celle au-delà de mes 50 ans.
Je vieillis, c’est certain, mon corps change, mes hormones yoyotent mais je me rapproche de moi de plus en plus. Je laisse derrière moi la peur du jugement, les relations toxiques, les aigris, les réac, je les laisse en boule avec leur ressassement. Cela ne m’intéresse plus. Je me concentre sur moi et mes désirs. Mes enfants sont grands, j’enlève mon costume de parent pour me libérer.
Je pars faire des résidences d’artistes, pendant plusieurs mois. Je me noie dans la création. J’essaye, je peine, j’écris, je danse, je construis en plus grand. Je laisse ma timidité de côté. J’échange avec les autres, des scientifiques, des philosophes, des chercheurs, des chorégraphes, des metteurs en scène, je me nourris de l’intérieur,
Je participe à des projets individuels et collectifs. Je monte sur scène, je chante même et cela me procure des émotions puissantes.
Après ces moments de grande intensité, je rentre chez moi, au vert, pour renouer avec la nature, le calme, le ronron du quotidien. Après les périodes d’expression, je suis toujours plus calme, je suis disponible pour les autres, pour faire lien, pour accueillir mes enfants, mes petits-enfants, amis, chéris, je suis bien. Je me relie aux âmes. »
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A la fin de ces lectures, l’une de nous remarque que ces « textes sont faits de ce que vous êtes maintenant ». Ils témoignent du courage qu’il a fallu à ces femmes pour affronter leurs douleurs, de la capacité qu’elles ont aujourd’hui à imaginer un avenir apaisé, des désirs qui renaissent et peu importe si un jour ils seront accomplis, ils sont aujourd’hui l’énergie de la vie.
Une des femmes dont les textes sont toujours combatifs expliquait de sa voix si fluette en début d’après-midi : « Je suis arrivée à la Maison des femmes il y a trois ans. J’en suis partie, j’y suis revenue puis repartie… mais depuis un an et demi, je me sens soutenue. C’est très concret, c’est pas encore le top, mais il y a une évolution. Donc je viens régulièrement. Ici est un endroit spécial où l’on ne se concentre que sur ça. »
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L’atelier « Prendre mots » vise à permettre aux femmes vulnérabilisées et victimes de violence, prises en charge dans le parcours de soin de la Maison des femmes de l’hôpital Delafontaine, de s’exprimer dans le cadre d’exercices d’écritures encadrés. Ce n’est pas un groupe de parole mais une espèce de cercle de jeux de mots, animé par la photographe et autrice Louise Oligny, la dessinatrice, créatrice et autrice Clémentine du Pontavice et la journaliste Sophie Dufau. Pour retrouver tous nos posts, cliquez ici.