Tous les lundis dans une jolie maison colorée posée dans le parc de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis (95), un petit cercle de jeu de mots se réunit.
Il faut vous imaginer l’atelier “Prendre mot” : autour d’une même table des femmes victimes de violence, prises en charge dans le parcours de soins de la Maison des femmes de Saint-Denis ; les animatrices de cet atelier ; et parfois, une professionnelle de la structure de soin venue par curiosité ou intérêt voir ce qui se passe dans cet atelier où il n’y a pas de blouses blanches, où toutes ont les mêmes cahiers, stylos ou crayons, où celles qui veulent écrire le font. Puis celles qui veulent le lire le lisent.
Pas de contrainte ni de hiérarchie entre les soignants et les autres. Chacune face à ses mots.
Dans ce blog, depuis plus d’un an, il y a donc les textes de nous toutes indistinctement, et cette semaine, ceux aussi d’une psychologue. Et nous avons réfléchi à l’effet que nous procure la musique, les refrains entêtants, les notes qui nous éclatent et celles qui nous apaisent. La musique comme vecteur de partage et d’émotions. Ce fut comme toujours riche d’affections.
Nous reproduisons ci-dessous les textes dont les femmes ont donné leur accord pour qu’il soit publié dans ce blog. Avec quelques liens qui renvoient aux chansons.
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Comme tous les vendredis, je retrouve quelques visages familiers au karaoké.
Je commande un jus de tomate, y ajoute du tabasco et un peu de sel de céleri. Miska arrive, nous attendons Nao qui finalement ne viendra pas.
La soirée commence. Comme chaque semaine, Lyla introduit la soirée avec ses copines puis sa maman la rejoint. “ Si tu savais comme je t’aime, mon petit chou à la crème. Et si tu as de la peine, la la la la la la la la la… » Je ne connais pas la version originale, je ne connais que la version de Lyla et sa maman et c’est très bien comme ça.
Dès que je l’entends, ça met un peu de chaleur dans mon cœur tout bousillé, ça le rafistole un peu. J’en ai presque les larmes qui montent aux yeux. Sauf qu’il n’y a rien qui coule, j’aimerais mais mes yeux sont aussi secs que le désert. Je les ferme et me laisse bercer par la voix fluette de Lyla et celle rauque et grave de sa maman. Fin de la chanson. Applaudissements frénétiques, public en folie !
Vient ensuite le tour de Amar et sa chanson Belle.
Je vais me chercher une pinte et un verre d’eau.
Je m’installe derrière la baffle pour pouvoir lire les paroles que je connais presque par cœur. Je me laisse transporter par la voix d’opéra de mon ami. Chanson finie, j’applaudis plus qu’il ne faut. La soirée se poursuit.
Avec Miska, nous chantons Du hast, de Rammstein, ça me fera travailler mon allemand, ça change des registres précédents.
Je me lâche, je hurle dans le micro, me déchaine, tape du pied et tape des mains pour marquer le rythme, durant les transitions musicales, je ris. Je suis en furie.
Toute la charge mentale de cette semaine, je la dépose précisément à cet instant, à cet endroit, ici-même.
Je pense qu’on s’en est pas mal sorties, en tout cas, c’était pour moi une réelle libération, un moment où mon cerveau a pu se mettre en off.
J’en garde un souvenir sur la paume de ma main gauche, un bel hématome violacé, témoin d’un engouement un tantinet exagéré.
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Sur un souvenir de cours de danse avec Elsa Wolliaston
Battement, cri, cœur, joie,
Ça monte, progressivement,
Mes veines palpitent,
Mes pieds s’agitent,
A nue, au sol,
Les percussions me guident,
Un, deux, trois, quatre,
Inlassablement,
Le son monte,
Je me laisse aller,
Le rythme m’avale,
Mon corps commence sa transe,
Ma tête part en vacances,
Pour une fois…
Battement,
Un, deux, trois, quatre,
Mes veines palpitent,
Mes pieds s’agitent
Je ris, je pleure,
Les vibrations et la cadence,
Battement encore,
Je vis, je danse !
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Dès les premières notes, je l’identifie, peu importe le lieu, le moment, la fréquentation du lieu, ce son me procure toujours le même émoi, une pulsion de vie, de joie immense, débordante même et, c’est le cas de le dire, je ne peux me retenir, il faut que tout mon corps ne fasse qu’un avec le rythme.

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C’est une invitation, que dis-je, un appel de mes ancêtres. Mon adhésion est entière, viscérale, jusqu’à la pointe de mes cheveux. Je n’ai jamais pu, je ne peux et pourrai jamais je pense, un jour l’écouter en restant inerte, immobile.
Il m’est déjà arrivé de la voir défiler sur la playlist dans les transports en commun et là, conflit entre ne pas me faire remarquer et mon âme qui souhaiterait s’exprimer au delà de mon physique. Elle voudrait sauter pour être debout, taper du pied en rythme saccadé et en remuant ardemment les épaules. Alors je me modère, et n’utilise que mes pieds et mes doigts.
Cette danse est codifiée, elle ne peut se danser n’importe comment. On la dit masculine, martiale presque et de groupe, mais chez les femmes berbères, nous nous la sommes appropriée et ce qui était une danse guerrière, une épreuve de force, est devenue nôtre.
C’est avec une grande fierté que j’ai appris à en maitriser les codes. Depuis 1997, date de sa sortie, je suis souvent la meneuse, la cheffe de file de cette joute de danse, cette battle en famille au détriment de “nos hommes”, alors, avec ou sans bâton, je la danse vivement, fièrement, pleinement. Je laisse le rythme m’habiter pour ma plus grande satisfaction et je danse, symbole de mon allégresse malgré tout dans une pulsion de vie ! J’existe dans l’instant.
Cette musique transcende mes origines, elle ne nous appartient plus seulement. Pour mon plus grand bonheur, elle a voyagé et est devenue universelle.
Elle est maintenant reprise par nombre de DJs la remettant au goût du jour régulièrement, la dernière en date est celle de DJ Snake dans Disco Maghreb qui a eu un succès planétaire, mettant l’Algérie à l’honneur, il s’agit de Alaoui, de l’Orchestre national de Barbès.
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Celle qui prend la parole ensuite a la voix qui se brise. Ce matin justement, la musique est venue calmer sa colère.
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Ce matin, comme d’hab’, j’étais à ma fenêtre avant que tout ne bouge, avant que le chants des oiseaux ne soit remplacé par le bruit des camions. Le soleil carressait ma peau et me réchauffait puis là, je saisi mon téléphone et vois les infos de cette nuit.
GENOCIDE à Gaza puis la vidéo de cette petite fille allant chercher de l’eau, se faire assassiner avec son si beau sourire : je n’ai pas pleuré, mon cerveau a bloqué, mon cœur s’est emballé, pas un son, je gesticulais de partout. J’avais la rage, la haine, appelez ça comme vous voulez mais ce truc chaud piquant qui te prend aux tripes et que tu ne peux expulser.
Alors j’ai mis Medine, tout un album puis la chanson Don’t laïk, j’écoutais mon cœur s’emballant de plus en plus mais ce truc chaud qui pique que je ne pouvais évacuer, cette rage, cette colère, Medine par ses mots sur les maux a su me calmer. Longue vie à toi, mon frère, c’est bon, je ressens mon corps et quelques aiguilles dans l’estomac se sont envolées, mais j’étais toujours révoltée, moi qui ne supporte pas l’injustice et encore moins que l’on abatte l’INNOCENCE du monde, les enfants.
Il fallait que je me calme, que je trouve un moyen car mon ulcère et mon œsophagite allaient exploser.
Medine a mis les mots sur ce que je ressentais au moment où ma bouche ne pouvait parler, et puis je voulais redescendre de cette montée, apaiser le feu en moi, j’ai switché avec Ludoviks Einaudi, un pianiste dont les notes transportent les cœurs et les âmes dans un endroit où, avec légereté, vie et douceur, tout peut se construire.
Sur ces notes de piano qui ont calmé ma trachycardie, une idée me vient, ou c’est ça l’effet Ludovick Einaudi, en l’écoutant. Le feu a commencé à s’éteindre et poussés par ses notes, les brumes ont poussé mon cœur à attraper mon drapeau palestinien y noter en grand « Génocide en cours » et l’accrocher au mur de ma fenêtre. Ridicule pour certains, symbolique pour d’autres, pour moi, voilà ce que les notes, les mots, le fond musical m’ont apporté aujourd’hui : un soupir de soulagement, une traduction de ma douleur, une union des cœurs puis une douceur physique qui m’a permis de retrouver les battements normaux de mon cœur.
Merci à ces artistes qui font vivre souvent, ce que l’on ose exprimer.
Ah oui, au fait : Bella ciao, Bella ciao, Gaza mon cœur, nos cœurs sont tournés vers toi, l’histoire se souvient et se souviendra, rien n’est fini.
La lutte continue !
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D’abord le calme, presque plat, comme un morceau du quotidien, un quotidien bien huilé, ronronnant, rassurant aussi. L’harmonie des deux voix comme une équipe solidaire, une danse synchronisée.
Puis une envolée : des voix qui s’élèvent mais pas trop, juste ce qu’il faut pour en capter la nuance. Et toujours cette harmonie des voix qui enveloppe, transporte jusqu’au titre de la chanson The sound of silence que j’attends toujours impatiemment, même après avoir écouté la chanson plusieurs centaines de fois, peut-être plus.
Et repart le rythme plus lent, rassurant, réconfortant jusqu’au prochain refrain.
Quand j’écoute la chanson en live, je perçois un rythme plus lent, comme si chaque chanteur attendait l’autre, se calait à son rythme. Comme si chacun, dans une attention silencieuse, s’attendait, se guettait pour s’harmoniser au mieux.
C’est peut-être ça finalement que j’aime le plus de cette chanson. Le duo qui à chaque live doit s’adapter, se réadapter pour nous offrir le spectacle apaisant d’une harmonie un peu différente à chaque fois.
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L’atelier « Prendre mots » vise à permettre aux femmes vulnérabilisées et victimes de violence, prises en charge dans le parcours de soin de la Maison des femmes de l’hôpital Delafontaine, de s’exprimer dans le cadre d’exercices d’écritures encadrés. Ce n’est pas un groupe de parole mais une espèce de cercle de jeux de mots, animé par la photographe et autrice Louise Oligny, la dessinatrice, créatrice et autrice Clémentine du Pontavice, la journaliste Sophie Dufau, et cette année avec l'étudiante en art thérapie Juliette Cabon. Pour retrouver tous nos posts, cliquez ici.