Je suis prof, qu'est-ce à dire ? Les moins initiés répondront naïvement que je fais des cours à des élèves. Que nenni ! Déjà, depuis plus de quinze ans que j'ai passé mon concours, on doit dire des « séquences » et non des cours (lesdites séquences sont par ailleurs subdivisées en séances). Depuis l'apparition du nouveau programme du cycle 3 (du CM1 à la 6e) il ne s'agit plus de séquences mais de « projets d'apprentissage ».
Ça vient de sortir, et les enseignants viennent d'être briefés. Mais je pense que cela mérite d'être connu hors du cercle restreint des premiers concernés (élèves et enseignants) car il en va de toute une représentation de la société.
« Projet d'apprentissage » donc, de quoi s'agit-il ? Il s'agit de faire travailler ou de faire acquérir des « compétences » à partir d'une succession d'activités ; à la fin du projet, les élèves doivent faire preuve de « méta-cognition » (je cite) pour rendre compte (faire un compte-rendu), ou plutôt rapporter (faire un rapport), de la manière dont ils ont réussi à acquérir des compétences nouvelles.
Après « l'orientation dès la cinquième », où « dès la maternelle » pour les plus téméraires, il y a donc le projet de faire faire des « rapports de projet ». Il y a un projet : c'est-à-dire une ambition prospective qui émane du ministère de l’Éducation nationale et qui concerne les élèves, futurs citoyens mais surtout futurs candidats sur le marché de l'emploi. Ce projet aboutira-t-il à un résultat ? Nul ne le sait encore. Mais des démarches sont entreprises pour transformer l'enseignement : un nouveau programme scolaire, des directives données aux enseignants. Ces derniers doivent rendre leurs élèves capables de faire des rapports. C'est logique : puisque c'est cela qu'on demandera à ces chères têtes brunes.blondes dans les futurs emplois auxquels ils vont postuler, il faut bien que l'école les y entraîne. Mais de quels « projets » les élèves vont-ils parler dans les rapports ? Eh bien, du projet piloté par les enseignants (ceux qui autrefois faisaient des cours). Cependant un « projet piloté », est-ce encore « une ambition prospective » ?
Il faut donc considérer que l'ambition prospective de l'enseignant serait de faire acquérir des compétences. Pour cela il choisit un ou des supports, mettons des textes littéraires s'il est professeur de français, et il fait faire des activités aux élèves (il fait lire les textes par exemple, mais aussi plein d'autres choses). Au bout du compte, les élèves deviennent capables, par exemple, d'utiliser correctement le passé simple et l'imparfait lorsqu'ils écrivent par eux-même un récit. Donc le professeur avait un projet et il a réalisé ce projet. Un travail (l'enseignement) a bien transformé une matière (l'esprit de l'élève, ou tout au moins sa sensibilité à la prosodie d'un récit en langue française). L'élève doit rendre compte du travail réalisé : quelles procédures lui ont été enseignées, et comment il les a appliquées. Bon.
Mais ce n'est pas tout à fait cela.
Au cours d'un « projet d'apprentissage » en français (i.e. un cours de français dispensé sur plusieurs heures), il faut ouvrir un « chantier de grammaire » (c'est un nouveau concept). Avec le projet, nous étions dans les bureaux du siège social d'une entreprise, ou dans une administration, nous voilà maintenant dans le BTP (où nous suons peut-être par 45° au soleil). Il nous faut donc mettre en relation l'ouvrier et le chargé de mission. L'architecte a un projet ; il réalise une maquette. Une entreprise achète le projet : elle veut réaliser le pavillon de banlieue ou le nouveau « musée Macron ». Elle passe un contrat avec des entreprises sous-traitantes qui font travailler des sans-papiers : ils travaillent avec leurs mains (et dans des conditions dangereuses et illégales) sur le chantier. Les travailleurs sont le rouage essentiel de la réalisation du musée. De la même manière, nos élèves « manipulent » (c'est un concept maintenant ancien) des phrases et des verbes (« il était midi », « il fut midi »), et au bout de quelque temps ils savent utiliser le passé simple et l'imparfait à bon escient. Mais le « chantier de grammaire » n'est qu'un élément du « projet d'apprentissage ».
Revenons à l'architecte. Son projet a été réalisé quand on inaugure le musée. À l'inauguration, on ne voit pas les sans-papiers, on a oublié leur travail. Ils n'ont été qu'un élément du projet (certes, un élément essentiel).
Retournons dans la classe. En fait, le projet est celui de toute la classe, et pas seulement de l'enseignant, lui ne fait que piloter le projet : on l'a compris, c'est le « chef de projet ». Reste à savoir si les élèves sont des chargés de mission ou des ouvriers sans-papiers. La réponse est sans doute : les deux. Mettons que le projet soit de « créer un audio livre collectif, en préparant la lecture expressive de passages de plusieurs contes puis en enregistrant cette lecture à voix haute » (exemple pour la classe de 6e proposé sur la plate-forme « Eduscol »). Il faut lire, donc comprendre ce qu'on lit. L'ouvrier travaille. Mais pour s'assurer de sa bonne compréhension, il doit faire un bilan, ou plutôt des bilans d'étape. Le chargé de mission intervient. Évidemment, le chef de projet supervise et réajuste si le bilan rend compte de malfaçons. À la fin, les lectures sont enregistrées, le projet a été réalisé. C'est le moment du rapport. Chacun doit dire ce qu'il a fait et à quoi ça lui a servi : comment il a développé ses compétences.
La réalisation n'était donc qu'un prétexte. Ce qui compte, c'est de pouvoir vendre ses compétences à la fin.
La finalité de l'école, c'est encore une chose qui semblera trop simple au non-initié : former un citoyen éclairé. Pour cela, il faut savoir lire, écrire, compter, et quelques autres choses, mais aussi avoir développé un esprit critique. Pourtant, certains objecteront que l'école doit rendre capable de s'insérer sur le marché du travail. Mais plus personne n'a l'illusion sur le fait que, pour cela, une formation professionnelle est superflue (qu'elle se fasse directement après l'école ou après des études supérieures). C'est donc cette formation qui rend apte à s'insérer dans le marché du travail. L'école doit alors rendre les élèves capables d'intégrer ces formations. On revient sur nos pas : il faut que l'école rende les élèves capables de lire, écrire, compter, et quelques autres choses, mais aussi qu'elle développe l'esprit critique.
Pourquoi alors transformer les élèves en ouvriers-chargés de mission ? Parce que c'est ludique ? Mais par définition, le travail s'oppose au jeu. Sauf que ! j'ai oublié quelque chose : il faut rendre les cours le projet d'apprentissage « ludique » !
Donc on ajoute deux éléments contradictoires à l'enseignement : 1) l'organisation managériale du travail et la découverte des fonctions dans l'entreprise (ouvrier, chargé de mission), 2) le jeu.
L'école n'est plus ce « tiers-lieu » (autre mot à la mode), différent de la rue (espace de jeu des enfants du peuple) ou de la salle de jeu (espace de jeu des enfants de la bourgeoisie), et différent de l'entreprise. L'école est un mélange des deux. Un lieu où l'on joue à être en entreprise.
Qu'était alors cette ambition prospective du ministère, sinon celle de faire aimer l'entreprise ? Celle aussi de faire croire qu'on peut être tantôt ouvrier, tantôt chargé de mission, comme dans la société rêvée par le jeune Marx dans L'Idéologie allemande : une société qui réglerait elle-même la production, me permettrait, selon mes envies, « de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir, et de m’adonner à la critique après le repas, (...) sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique ». La société, n'étant plus entendue par le ministère de l’Éducation nationale au sens de « communauté » mais d' « entreprise », dont le modèle simulé est la classe.
Voilà, le ministère c'est le conseil d’administration (il décide bien de la suppression des postes, il faut réduire les coûts de production) ; le professeur c'est le chef de projet ; les élèves, eux, jouent à être des collaborateurs polyvalents (et heureux!) de l'entreprise. Mais bien sûr, ils n'oublient pas de « se former tout au long de la vie », et c'est pourquoi il faut « travailler le projet d'orientation » dès la maternelle, en renforçant cet engagement à partir de la cinquième, et en allant en stage en 3e puis en seconde. Les véritables formations, on l'a compris, ce sont les stages : une véritable alternance !
Un « grand projet inutile », qui comme tous les autres, ne se fera sans doute pas sans dégâts environnementaux, même s'il s'agit de l'environnement psychique. Car ce que l'on cherche ici à transformer améliorer c'est une représentation de l'environnement social : représentation de la société et du rôle de l'école, mais représentation de soi aussi. Je ne dois devenir qu'un candidat qui fait état de la manière dont il a acquis des compétences : un sujet en représentation.