Beijing : résister aux mutations politiques
La campagne de lutte contre la pollution spirituelle de 1983 avait pour objectif de repousser tout appel à l’occidentalisation en dehors de la vie sociale. Dans le milieu de l’art, l’exposition du 6e concours de l’Association nationale des artistes en 1984 constitua une démonstration de la loyauté du système de l’art envers les directives culturelles des autorités, c’est-à-dire un retour à des styles d’expression très conservatifs. Ce fut aussi la plus grande exposition depuis la fondation de la Chine populaire, avec les 3239 œuvres présentées dans les anciennes manières de la représentation de type idéologique, ou dans des styles « cicatrice » ou naturaliste qui furent à la mode au début des années 1980. Cette régression de style suscita les reproches de certaines personnalités du milieu de l’art contre la bureaucratie administrative, ce qui, paradoxalement, contribua à unir les opinions divergentes dans le champ artistique.
Un phénomène curieux fut la double position des acteurs officiels du milieu de l’art, c’est-à-dire des personnalités qui étaient à la fois artistes et hauts fonctionnaires dans les écoles des beaux-arts et des institutions artistiques. Ils savaient tenir un discours formaté en public, tout en conservant une attitude réservée par rapport à un environnement trop marqué par l’idéologie. Deux événements illustrèrent les tentatives de résistance de ces acteurs officiels contre la tendance à l’idéologisation du système de l’art. D’abord, la réunion d’Huangshan dans la province de l’Anhui (sud-est de la Chine) en avril 1985. Cette rencontre réunit des personnalités majeures du milieu de l’art en Chine pour appeler à un contexte de création plus libre, tout en légitimant la reconnaissance de l’art moderne occidental, notamment l’art abstrait, dans l’enseignement supérieur des beaux-arts en Chine. Puis, les jeunes artistes de l’Académie centrale des beaux-arts de Beijing organisèrent en mai 1985 une exposition collective intitulée Les jeunes artistes en progrès (《前进中的中国青年美术作品展览》) comme une manifestation publique contre la régression de l’Association nationale des artistes. Bien que la plupart des peintures exposées présentaient encore un aspect fort conventionnel, les créations démontrèrent une volonté de recherche de l’émancipation, comme l’évoqua le tableau Dans une nouvelle époque : la révélation d’Adam et Eve (《在新时代——亚当、夏娃的启示》) de Meng Luding (孟禄丁) et de Zhang Qun (张群). Même si l’on y percevait encore une certaine « naïveté[1] » dans la conception, le symbolisme du tableau permettait de ressentir « le désir de la jeune génération d’artistes de briser les carcans du système officiel pour appeler la liberté individuelle[2] ».

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Cependant, le poids des traditions de l’enseignement de l’Académie centrale des beaux-arts demeurait manifeste dans les créations des jeunes artistes, c’est-à-dire une formation académique concentrée sur la technique de la représentation réaliste. On constata ainsi un contraste évident entre la revendication de la liberté artistique d’un côté, et de l’autre côté, un conservatisme persistant du langage plastique, ce qui évoque aussi le statut ambivalent de cette école au sein du système de l’art officiel. L’Académie centrale des beaux-arts est à la fois la forteresse « orthodoxe » du réalisme socialiste, et le foyer de réflexions audacieuses. C’est pourquoi dans les mouvements de 85, les artistes issus de cette école ne proposèrent pas d’œuvres particulièrement remarquables, mais l’école forma certains critiques d’art éminents dans le milieu de l’avant-garde chinoise, comme Li Xianting (栗宪庭), Fei Dawei (费大为) et Hou Hanru (侯瀚如). Le statut de Beijing en tant que centre politique joua un rôle crucial pour ces jeunes critiques d’art, en leur fournissant certaines conditions nécessaires pour avoir une vision globale et une sensibilité aiguë aux changements sociaux et politiques.
Le Sichuan : retour au conservatisme
L’Académie des beaux-arts du Sichuan fut la première école d’art à encourager ses étudiants à puiser leur inspiration dans la nature. Cette ouverture d’esprit avait eu pour effet d’élever rapidement la place de l’école dans le système de l’art, jusqu’au point d’en faire un modèle exemplaire à suivre par d’autres établissements. La peinture des cicatrices et la peinture naturaliste prétendent décrire les réalités sociales et les misères des gens ordinaires des bas-fonds de la société. Cette vision pathétique, et parfois romantique, avait été fermement soutenue par Jiang Feng, alors président de l’Association nationale des artistes et lui-même un artiste graveur engagé. La montée du statut de l’Académie des beaux-arts du Sichuan fut en grande partie due à son soutien. Cependant, la promotion de la peinture des cicatrices et de la peinture naturaliste dans le système de l’art officiel eut aussitôt des effets négatifs : les imitations des styles et la facilité de la production. Le ton pathétique, les paysages ruraux et la vie des paysans furent repris et reproduits par les étudiants des écoles des beaux-arts comme les nouveaux canons d’un art officiel reconnu par les autorités, ce qui donna naissance à beaucoup de créations banales qui inondèrent la scène artistique au début des années 1980. Lors du 6e concours de l’Association nationale des artistes en 1984, on vit nombre de tableaux de styles similaires relever des courants cicatrice ou naturaliste, ce qui annonça enfin le déclin de l’« école du Sichuan ».
L’Académie des beaux-arts du Sichuan forma nombre de peintres dans les années 1980 en suivant ses traditions de l’enseignement de la peinture réaliste. Les courants cicatrice et naturaliste furent repris par l’école comme ses références de pédagogie. La jeune génération d’artistes devait se soumettre à cet enseignement, ce qui créa rapidement un sentiment d’enfermement. Ye Yongqing (叶永青), alors étudiant à l’Académie des beaux-arts du Sichuan, estima que l’école était à cette époque complètement plongée dans un conservatisme étouffant[3]. À part la peinture réaliste, les courants d’art moderne occidental, comme le cubisme, le surréalisme et l’expressionnisme, n’occupaient qu’une place marginale dans les programmes d’enseignement. Face au statut marginalisé de l’art moderne occidental dans l’école, certains étudiants comme Zhang Xiaogang, Ye Yongqing, Mao Xuhui (毛旭辉) et Pan Dehai (潘德海) avaient tenté de prendre de la distance avec l’enseignement du réalisme. Pendant la « 85 New Wave », ils constituèrent un groupe de peinture figurative pour explorer l’univers de l’imaginaire et de la sensation en se référant aux concepts occidentaux de l’existentialisme, du surréalisme, des pensées freudiennes et du théâtre de l’absurde, en formant un mouvement artistique important dans les régions du sud-ouest de la Chine.
[1] GAO Minglu. Chunhua yuyan de “gong’an” yu Meng Luding de huihua [Le cas de la purification du langage artistique et la peinture de Meng Luding] (《纯化语言的“公案”与孟禄丁的绘画》). Catalogue de l’exposition de Meng Luding, avril 2008. Disponible : http://www.gdmoa.org/zhanlan/zhanlandangan/2008/32/01/11995.jsp [consulté le 15 avril 2015]
[2] Idem.
[3] Rongqing NIE (聂荣庆). Huchenghe de yanse [Colors of the moat: Kunming artists in the 1980s] (《护城河的颜色:20世纪80年代的昆明艺术家》). Beijing : édition des beaux-arts du peuple (人民美术出版社), 2015. p. 167.