« J'aimerai décrire le mécanisme qui préside à cette violence sans rien cacher des troubles que ce savoir me cause et des leçons que j'en tire. Non par goût du pathos, mais parce que la neutralité généralement feinte pas les chercheurs en sciences sociale est en réalité une violence épistémique qui participe à ce long désastre. » annonce-t-elle d'emblée dans son introduction.
La démarche de Rachida Brahim bouscule, en effet, une discipline qui a érigé l'analyse de la société en terme de classes sociales en dogme immuable, et « l'objectivité » en religion. Comment en effet travailler sur cette question, en tant que descendante d'immigrés algériens, en faisant abstraction d'une « post-mémoire », c'est à dire de la réminiscence d'un traumatisme collectif non vécu mais dont on a hérité ?
D'abord en faisant jaillir cette violence primordiale à travers le récit de crimes racistes enfouis dans le refoulé collectif de la société française. A partir d'une base de de 731 cas de victimes listées par les associations dédiées durant 30 ans, Rachida Brahim en analyse une sélection allant de la vague des ratonnades du sud de la France en 1973 aux crimes policiers des années 90. Elle distingue trois types de violences : idéologique (la plus courante), situationnelle (surgie des circonstances) et disciplinaire (qualifiée de « sécuritaires » par les militants car commises par des policiers ou gendarmes).
Puis, au fil des lignes, la logique intrinsèque à l'origine, selon Rachida Brahim, de tous ses crimes apparaît : « la construction au sein de la société d'une catégorie de personnes associées à un danger » dans le cadre d'un rapport de domination produit par le système social. L'auteure convoque, en effet, Foucault et son concept de bio-pouvoir pour expliquer la « violence raciale » -celle qui cible un ennemi intérieur fabriqué par la société- et la « violence d'Etat » qui vise à contraindre les corps. Cet angle analytique est intéressant, mais il mérite d'être placé dans une perspective historique qui en approfondirait le champ. Le mot « postcolonial » qui définit la temporalité de la vague des crimes des années 1970 renvoie en effet à une violence coloniale qui a atteint son paroxysme durant la guerre d'Algérie, y compris en France métropolitaine. Il en va de même du déni dont fait preuve l'Etat français à l'égard de cette violence raciste qui fait écho au déni des crimes contre l'humanité et autres exactions commises dans son ex-empire.
Insidieusement, après les indépendances, le racisme a perduré. Il s'est infiltrée au sein des institutions, à travers les lois sur l'immigration et les politiques publiques françaises -notamment celles concernant la gestion des quartiers populaires. Rachida Brahim décortique en effet les différentes lois sur l'immigration pour mettre en exergue les préjugés qui sous-tendent ces textes. L'immigration y est perpétuellement traitée comme étant un problème par les gouvernements successifs, avec en arrière plan les stéréotypes plaqués sur les Africains - « le bruit et l'odeur » ou les Algériens, perçus comme des criminels en puissance.
Rachida Brahim constate aussi que la législation française anti-raciste est paradoxalement un support du racisme structurel et systémique. Contre toute attente en effet, les parlementaires se sont attachés à nier le caractère raciste d'un crime en privilégient la parole raciste (loi de 1972, insultes ou diffamation)) et en opposant le droit commun, comme lors des débats de la loi de 1985 qui autorise principalement deux association, la Licra et le MRAP à déposer plainte pour racisme-et non les familles des victimes. La loi Gaissot, en 1995, qui devait s'attaquer initialement au mobile raciste pour se conformer aux directives européennes, a finalement accouché d'un article sur le négationnisme.
Enfin, en 2003, la nouvelle loi met en avant le mobile raciste, mais à minima. La loi réprime la parole raciste et le texte privilégie la lutte contre le renouveau de l'antisémitisme porté, selon des députés, par des maghrébins ou africains. Ainsi, les parlementaires persistent à distinguer l'anti-sémitisme du racisme (sous entendu anti-maghrébin), racialisant ainsi la question. La législation françaises reconnaît le particularisme des uns mais continue d'opposer l'universalisme aux autres. Résultat : les crimes racistes perpétrés sur des « indigènes » sont encore noyés dans le droit commun -ce qui déracialise les affaires. Les familles des victimes sont, dans la majorité des cas, confrontée au déni des institutions policières et judiciaires, et peinent à obtenir justice. A la mort physique s'ajoute donc une violence symbolique qui trouve sa source dans la négation du caractère raciste du crime.
Avec « La race tue deux fois », l'auteur s'est donc attachée à débusquer les mécanismes du racisme structurel dans les entrailles de l'Etat français. Les conséquences de ce racisme systémique sont sans doute multiples, à commencer par faire voler en éclat l'image d'une République prétendument égalitaire.