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Billet de blog 13 février 2025

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« 4 Rivers and 6 Ranges » – Mémoire et résistance tibétaine

Le film met en lumière le courage de ceux qui ont pris les armes pour défendre leur terre, mais aussi celui du peuple tibétain d’aujourd’hui qui, face à l’adversité, a choisi la voie de la non-violence. La résistance ne se limite pas à l’action militaire ; elle se poursuit à travers la mémoire, la culture et la transmission.

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Illustration 1


Le film s’ouvre dans le fracas du combat : des rafales retentissent, des silhouettes paniquées courent sous les bombardements, hagardes. Au cœur de cette tourmente, deux hommes armés avancent avec une surprenante sérénité, traversant un labyrinthe de ruelles sinueuses. Leur calme contraste avec la violence environnante, à l’image des montagnes enneigées qui les surplombent, silencieuses et imperturbables.

Dès les premières minutes, Shenpenn Khymsar pose le ton de son film. Il ne s’agit pas simplement d’un récit historique ou d’un hommage nostalgique à la résistance tibétaine ; c’est un véritable voyage sensoriel où l’image, l’atmosphère et la mise en scène sont aussi puissantes que le propos. Le spectateur est happé, à la fois perdu et fasciné, pris dans un tourbillon d’émotions qui l’empêche de détourner les yeux.

À travers ces deux hommes, nous découvrons un pan peu connu de l’histoire tibétaine récente : la résistance armée face à l’invasion chinoise. Un groupe d’hommes se transforme en combattants et participe à la création du Chushi Gangdruk – « 4 Rivières 6 Montagnes ». Sous la direction d’Andruk Gompo Tashi, respectueusement surnommé « Jindhak » par ses camarades, ces résistants vont incarner l’un des derniers sursauts d’un Tibet en lutte.

Tenzin Dhondup livre une performance d’une intensité rare dans le rôle de Gompo Tashi. Il insuffle à son personnage une prestance et une profondeur qui donnent corps à l’histoire et rendent justice à ce leader emblématique. Il ne s’agit pas ici d’une simple glorification, mais d’une incarnation poignante de ce que fut la résistance tibétaine : une lutte âpre, portée par des hommes déterminés mais tragiquement conscients du déséquilibre des forces.

Ce qui frappe dans 4 Rivers 6 Ranges, c’est la maîtrise visuelle du réalisateur. Shenpenn Khymsar capte la rudesse et la majesté des paysages himalayens avec une sensibilité qui transcende la simple illustration historique. Les plans sont pensés comme des tableaux où le froid des montagnes dialogue avec la chaleur humaine des combattants. La lumière, les contrastes, les ombres – tout sert à magnifier un récit dont la puissance repose autant sur la poésie des images que sur la tension dramatique. La musique, subtile fusion de sonorités tibétaines et de compositions de l’Orchestre de Prague, témoigne du parcours musical du réalisateur et enveloppe le film d’une résonance émotionnelle profonde.

L’interprétation de Kunga Samten, l’un des plus proches aides de Gompo Tashi, est marquante par son humanité. Loin de l’héroïsme caricatural, le film évite les raccourcis faciles et laisse place à la complexité des personnages. Thupten Chukhatsang, dans le rôle de Kunga Samten, livre une performance tout en nuance, révélant un talent prometteur pour le cinéma tibétain.

Mais 4 Rivers 6 Ranges est bien plus qu’un simple film de guerre. Il résonne comme une réflexion sur le sens de la résistance et les dilemmes qu’elle impose. Ce n’est pas un hasard si, en le regardant, me revient une réflexion de Gandhi :

« Ma non-violence ne me permet pas de fuir le danger et de laisser mes proches sans protection. Entre la violence et la fuite lâche, je ne peux que préférer la violence à la lâcheté. Je ne peux pas prêcher la non-violence à un lâche, pas plus que je ne peux demander à un aveugle d’admirer de beaux paysages. »

Cette tension entre résistance armée et non-violence est au cœur du film. Il n’y a pas de réponse univoque, pas de glorification aveugle ni de condamnation morale. Lorsque le Dalaï-Lama, à la frontière entre l’Inde et le Tibet, se retourne une dernière fois vers sa terre natale, le cinéma semble suspendre son souffle. Ce moment, où le jeune chef spirituel fait son premier pas vers l’exil, condense à lui seul la douleur de tout un peuple déraciné. Pour les Tibétains présents à la projection, ce n’était pas seulement une scène de film, mais un miroir de leur propre exil. Peu de regards sont restés secs.

Le film a été projeté en avant-première au 54e Festival international du film de Rotterdam en février, déclenchant une controverse immédiate. Les médias officiels chinois l’ont accusé de « promouvoir le séparatisme » et de « réécrire l’histoire ». Une projection spéciale a également eu lieu à l’INALCO à Paris, rassemblant de jeunes Tibétains venus découvrir un récit qu’ils n’avaient, pour beaucoup, jamais vu à l’écran.

« L’idée était de reconnecter avec la jeune génération et de l’inspirer. Il est temps que nous, Tibétains, racontions nos propres histoires et nous les réappropriions. Ce film a nécessité 13 ans de travail – 10 ans de recherches et 3 ans de tournage et de post-production. Ce projet est un véritable acte d’amour, rassemblant pour la première fois des acteurs tibétains et de nombreux talents du monde entier », confie le réalisateur.

4 Rivers 6 Ranges met en lumière le courage de ceux qui ont pris les armes pour défendre leur terre, mais aussi celui du peuple tibétain d’aujourd’hui qui, face à l’adversité, a choisi la voie de la non-violence. La résistance ne se limite pas à l’action militaire ; elle se poursuit à travers la mémoire, la culture et la transmission.

Car c’est là la véritable portée du film : il ne se contente pas de raconter un passé révolu, il pose une question fondamentale pour l’avenir. Comment préserver l’héritage d’un peuple en exil ? Comment transmettre une histoire qui risque de s’effacer sous les récits officiels et la répression ?

En définitive, 4 Rivers 6 Ranges est un film qui parle autant du passé que du présent. Il rappelle que l’histoire tibétaine ne s’est pas figée en 1959, mais qu’elle continue de se jouer aujourd’hui : il nous invite à réfléchir sur la lutte tibétaine actuelle, entre mémoire et résistance.

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