À l'université en Inde, je me souviens d'un bon ami originaire du Manipur, un État indien du nord-est, qui, en m'entendant parler en tibétain avec d'autres Tibétains, m'a dit : « J'adore la musicalité de ta langue. Le tibétain est une langue si douce. » Pour moi, la langue tibétaine a un rythme doux et constant dans le fait de porter sa patrie dans la bouche. Pour moi, ce rythme a toujours été le tibétain.
Grandir en exil signifiait que le tibétain n’était jamais simplement une langue, mais c’était un lien. Une manière de garder vivant ce qui avait été laissé derrière. Mes premières berceuses étaient en tibétain. Tout comme mes premières questions, mes prières, mes silences, mes blagues. Mais l’exil transforme les langues. Il ne déplace pas seulement les corps ; il déplace aussi les mots.
Au Népal, en Inde, le tibétain vivait principalement à l’intérieur de la maison. Il vivait par fragments, en côtoyant l’hindi, l’anglais, le népalais, le kannada, l'urdu etc, et survivant dans les mantras, dans les lettres à la famille, dans les noms que nous avons refusé d’abandonner. Et maintenant, à Paris, il semble à la fois incroyablement lointain et plus précieux que jamais.
Je continue pourtant de le parler pas seulement avec ma langue, mais avec ma mémoire, mon désir, et une sorte de détermination silencieuse. Cette langue que je porte est chargé, chargé d’histoire, de spiritualité, d’émotion, de colère aussi. Pour ceux d’entre nous qui sont nés en exil, le tibétain est plus qu’un héritage. C’est une forme de résistance.
Le tibétain n’est pas peut-être une langue qui cherche l’efficacité. Plutôt elle respire. Elle fait des pauses. Elle écoute. Même la douleur, en tibétain, porte une profondeur. Lorsqu’une personne souffre ou fait face à une perte, on ne cherche pas une explication rapide. On dit : “ley rey” — c’est le karma, le cycle du samsara. Il n’y a ni reproche ni consolation facile, juste une reconnaissance. Cela fait partie du chemin.
Pendant des années, j’ai eu des doutes, j’ai ressenti une sorte de honte pour ne pas parler le tibétain, le dialecte de mes parents et grand-parents, ou un tibétain “parfait”. De ne pas être assez fluide, de le parler avec des brèches laissées par exil et déplacements. Mais j’ai compris que l’exil ne rend pas ta langue moins valable et la rend plus urgente. Chaque phrase devient un acte de mémoire. Chaque mot prononcé, un refus de disparaître.
À Paris, je vis parmi des langues raffinées : le français, l’anglais, l’arabe. Mais pourtant, je reviens toujours au tibétain comme on revient au souffle. Je le retrouve dans des moments discrets : des prières murmurées à l’aube, des appels avec des proches éparpillés dans la diaspora, des paroles de maîtres spirituels et de poètes que je n’ai jamais rencontrés.
Mon tibétain n’est pas celle que mes grand-parents parlés mais il est vivant. Et il y a une phrase que je garde précieusement : Nying-top ma shum - Que la force du ton cœur ne vacille pas.
C’est cela que le tibétain m’a offert. Pas seulement une voix, mais une colonne vertébrale. Pas simplement du vocabulaire, mais de la conviction. Il m’a appris à persister sans me fermer. À appartenir sans avoir besoin de frontières.
Mes grands-parents ont traversé les montagnes avec cette langue dans le cœur. Aujourd’hui, je traverse des continents. Même souffle. Même feu.
Le tibétain n'est peut-être pas une langue qui vous permettra de faire avancer votre carrière. Elle ne vous ouvrira pas les portes du monde et ne valorisera pas votre CV à Paris. Mais elle vous ouvrira autre chose : une porte vers l'intérieur. En tibétain, il existe un mot, « nying-je », souvent traduit par « compassion », mais qui signifie quelque chose de plus profond : une ouverture du cœur tendre et sans crainte. C'est ce que le tibétain m'a appris à faire : m'ouvrir.
Et dans mon petit appartement à Paris, je parle et je chant en tibétain aux murs.
Je le parle à moi-même. A mes fils temps en temps. Au passé. Et à l’avenir.
Le tibétain est devenu ma discrète rébellion. Mon offrande.
Une langue façonnée par la perte, mais pleine de grâce.
Une langue qui, même en exil, sait comment rester enracinée.
Une langue qui, comme moi, est encore là.
Encore débout.