Je suis un Belge - un Wallon- qui a choisi de vivre en France. Mais rien de ce qui concerne la Belgique ne m'est étranger. D'abord, parce qu'y vivent des êtres qui me sont extrêmement chers. Ensuite, parce que j'ai servi ce pays pendant de longues années, avant de me tourner vers d'autres horizons.
J'ai cru, comme l'immense majorité de mes concitoyens de langue française, au nouveau pacte national qui, avec l'instauration du fédéralisme, devait consacrer une nouvelle union des Bruxellois, des Flamands et des Wallons. J'ai espéré que ce contrat fédéral pour lequel j'avais beaucoup milité rendrait possible une cohabitation que les contraintes de la géographie et de l'histoire, mais également un passé commun de joies et de souffrances partagées, justifiaient. Mais chaque jour qui passe apporte toujours un peu plus la démonstration que ce qui devait être un nouveau contrat de mariage pour les francophones n'est qu'une étape vers une émancipation totale pour les néerlandophones. En Flandre, la crise, qui exacerbe les replis identitaires, nourrit un nationalisme ancien, né d'une volonté, à l'origine légitime, de recouvrir des droits bafoués. Elle exerce une fonction de révélateur, comme pendant les grandes grèves de l'hiver 1960, d'une réalité déjà décrite en 1912 par le leader socialiste wallon Jules Destrée dans sa célèbre "Lettre au Roi" : « Sire (...) Vous régnez sur deux peuples. Il y a en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n'y a pas de Belges. »
Alors, que faire ? Depuis 1993, les Flamands se réfèrent volontiers à la "partition de velours" qui a mis fin en douceur à la République fédérale de Tchécoslovaquie. Une récente livraison du Journal du Dimanche, à Paris (31 juillet), annonce que, de leur côté, les Wallons seraient désormais 39% à vouloir le rattachement de la Wallonie à la France en cas de scission de la Belgique et que 60% des Français approuveraient un tel rattachement.
Après 400 jours de palabres, la formation d'un gouvernement belge est désormais en négociation. Un accord impliquera de très nombreuses concessions des francophones (qui n'étaient pas demandeurs de changements institutionnels) pour répondre aux exigences flamandes hors desquelles il n'y aura pas de gouvernement. Jusqu'où ira la volonté de sauver la Belgique ?
Pour ma part, je considère que le maintien de la Belgique - comme de n'importe quelle structure étatique - ne peut justifier la violation de droits humains fondamentaux. Il y a des principes sur lesquels on ne peut transiger. La raison d'être d'un Etat ne peut se fonder sur le mépris des libertés fondamentales et des droits essentiels. En termes clairs, s'il est nécessaire de bafouer les droits légitimes des francophones pour assurer la survie de la Belgique, celle-ci perd sa raison d'être. Un Etat ne se justifie que par les protections qu'il garantit à ses habitants, à tous ses habitants. S'il est défaillant, il doit changer ou disparaître.
Cette raison précise, qui justifierait à mes yeux la disparition de la Belgique, explique la mise en garde que je veux adresser aux responsables wallons qui auraient - qui auront ? - à négocier un éventuel rattachement à la France : ne pas brader les libertés et les protections dont jouissent aujourd'hui les Wallons. Car la France de 2011 n'est pas, loin s'en faut, celle que nous aimons : la France de 1789, de 1793, de 1871, de 1936, du Conseil National de la Résistance, de Mai 68 et même de Mai 1981. C'est une France qui, depuis 1983, quels que soient les gouvernements, exerce un rôle actif dans la mondialisation néolibérale, dans la dérégulation tous azimuts, dans le démantèlement des acquis sociaux, dans les privatisations, dans la concurrence de tous contre tous. C'est une France qui, depuis 2002, voit l'Etat de droit reculer chaque jour un peu plus, les libertés bafouées, l'accès à la santé et à l'éducation se restreindre, un racisme d'Etat s'instaurer. C'est une France dont on ne compte plus les condamnations par la Cour européenne des Droits de l'Homme. C'est une France dont les plus hautes autorités désignent des boucs émissaires à la vindicte populaire. C'est une France où s'entendent de nouveau les slogans du 6 février 1934. C'est une France où l'esprit de Vichy guide les gouvernants.
Alors, négocier le rattachement de la Wallonie à la France ? Oui, à condition de protéger les libertés, le type de démocratie représentative, la protection sociale, les acquis du fédéralisme qui caractérisent la Wallonie d'aujourd'hui. Sans un statut conférant une autonomie préservant les spécificités institutionnelles et sociales de la Wallonie, le rattachement sera une régression. La France, si elle accueille la Wallonie, verra sa superficie et sa population augmenter. Ce sont des critères qui pèsent aujourd'hui dans l'Union européenne. Pour en bénéficier, elle doit accorder à la Wallonie un statut particulier. Si elle devait le refuser, il serait dans l'intérêt des Wallons d'examiner alors le parti qu'ils pourraient tirer de la nature fédérale de la Loi fondamentale allemande. La Wallonie est aussi voisine de l'Allemagne et la Principauté de Liège fut terre d'empire pendant des siècles, pour son plus grand profit.
Même si, dans leur immense majorité, les Wallons ont "le coeur au sud", ils ne doivent pas renoncer à ce dont ils sont le plus fiers : leurs libertés.