Voici le texte de l'exposé que j'ai présenté le 19 février, lors d'une audition organisée par la Commission de l'économie, du commerce extérieur et des technologies nouvelles du Parlement wallon (Namur, Wallonie, Belgique) sur la mise en œuvre de la Directive de l’Union européenne du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.
Je remercie votre Commission de m’associer à vos travaux sur un sujet que j’ai eu l’occasion d’analyser depuis sa genèse et à propos duquel je me suis exprimé dans plusieurs publications, notamment au CRISP.
Je me propose de subdiviser mon exposé en trois parties. Dans un premier temps, j’entends formuler six observations qui fournissent à la question du marché intérieur des services son encadrement général. Dans une deuxième partie, j’examinerai quelques particularités de la directive qui ont des conséquences importantes pour la nature même de la construction européenne. Enfin dans une troisième partie, j’aborderai la question de l’évaluation de la mise en œuvre de la directive et celle du régime des aides d’Etat. Je conclurai brièvement par quelques recommandations.
Tout d’abord, chacun convient, et cela sera certainement répété lors de vos travaux, de l’énorme importance économique du secteur des services. Je voudrais pour ma part souligner l’énorme importance des activités de services dans le cadre du plein exercice de droits collectifs, accessibles à tous précisément parce qu’il s’agit de droits. Je sais qu’il est de bon ton dans certains milieux d’affaires – et j’ai moi-même subi ce discours – de considérer comme dépassés des textes tels que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ou le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1976. Ce n’est pas mon opinion et je considère comme d’une actualité brûlante, particulièrement en ces temps où tant de gens souffrent d’une crise dont ils ne sont en rien responsables, d’avoir à rappeler ce que ces textes consacrent : le droit à la santé, à l’éducation, au logement, à un système de protection sociale, à la culture, le droit à l’accès à des moyens de transports, à l’énergie, à l’eau. Or, quel instrument est en mesure de permettre l’effectivité de ces droits si ce n’est le service public en dehors duquel ces droits ne sont accessibles qu’à ceux qui peuvent se les payer ? Car, qui oserait soutenir de manière crédible que la mise en concurrence des activités de services favorise un coût moindre pour une qualité identique ? Ce n’est pas, en tout cas, ce qu’on observe dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’énergie, de l’eau ou du transport ferroviaire. Les activités de services ne peuvent donc pas être abordées du seul point de vue économique, du seul point de vue marchand.
Or, et c’est ma deuxième observation, c’est de ce seul point de vue qu’est envisagée au niveau international la problématique des services par ce traité qui, à la différence des textes que je viens d’évoquer, s’impose à tous les Etats et qui a pour nom Accord Général sur le Commerce des Services, cet instrument contraignant géré par l’Organisation Mondiale du Commerce. Et l’AGCS est d’une portée extrêmement large, puisque l’article premier de l’Accord traite « de tous les services de tous les secteurs » à l’exception, dit, le texte des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental, lesquels services étant définis par le même texte comme, je cite « les services qui ne sont fournis ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec d'autres fournisseurs » Ce qui désigne cette catégorie devenue extrêmement rare de services rendus gratuitement dans le cadre d’une activité dont le fournisseur détient le monopole. Or, pour ne citer que trois exemples, à côté du service public de la sécurité sociale, il y a un système privé d’assurances, à côté des hôpitaux publics il y a des cliniques privées, à côté de l’école publique, il y a l’école privée. Ces trois secteurs seront donc, contrairement à ce qu’on a tenté de nous faire croire à de multiples reprises, soumis eux aussi à la logique marchande de l’AGCS et à ses exigences de libre concurrence dès que les Etats et, pour ce qui nous concerne l’Union européenne, auront décidé de soumettre ces secteurs à l’AGCS.
Troisième observation, la liberté de circulation et d’établissement des services est inscrite, dès 1957, dans le traité fondateur de l’Union européenne, le Traité de Rome. Mais il a fallu attendre l’Acte unique européen de 1986, où on est passé du marché commun au marché unique, pour que cette liberté devienne, selon la phraséologie de la Commission européenne, une « des quatre libertés fondamentales » sur laquelle le marché unique se construit. C’est la Commission Prodi et à sa suite le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 qui vont donner l’impulsion. « Eliminer les entraves aux activités de services » devient l’objectif. Au moment même où la Commission européenne négocie l’AGCS au nom des Etats membres, elle annonce son intention de « s’attaquer aux entraves constatées sur le marché intérieur des services. » Pour la Commission, comme pour la Cour de Justice, comme pour le Conseil et, faut-il l’ajouter, comme pour le Parlement européen, il n’y a, alors, qu’une seule définition du terme « service » : celle qui se trouvait dès l’origine à l’article 60 du Traité de Rome : « une prestation fournie normalement contre rémunération ».
Quatrième observation, l’expression « service public » n’existe pas dans le vocabulaire des institutions européennes. Alors que ce type de services est présent, dans des formes très semblables, dans les six pays fondateurs et même lorsque la Communauté comptera neuf, puis douze puis quinze Etats membres. D’emblée, le Traité de Rome l’ignore et définit, en son article 60, les services comme « des prestations fournies normalement contre rémunération. » L’article 77 fait toutefois référence « aux servitudes inhérentes à la notion de service public. »
C’est à l’occasion du traité d’Amsterdam que l’expression « services d’intérêt économique général » (SIEG) est mentionnée pour la première fois. L’article 16 indique qu’ils sont soumis aux règles de la concurrence « dans la mesure où l’application de ces règles ne fait pas échec en droit ou en fait à la mission particulière qui leur a été impartie ». La mission d’intérêt général est ainsi conçue comme simplement dérogatoire à la règle de la concurrence. Le Traité inscrit en outre les SIEG parmi « les valeurs communes de l’Union » mais l’ambiguïté avec les services publics demeure lorsque le texte fait référence « au rôle que les SIEG jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union ».
En outre, et j’insère ici une remarque de portée générale, force est de constater qu’il y a pour le moins un hiatus pour ne pas dire une contradiction entre la volonté de préserver les prérogatives des Etats pour fournir, organiser, financer et faire exécuter les SIEG et le fait d’inscrire la politique de concurrence et donc le contrôle des aides d’Etat aux SIEG comme une compétence exclusive des instances communautaires, faisant ainsi indirectement échapper les SIEG au bénéfice du principe de subsidiarité qui ne s’applique qu’aux compétences non exclusives de l’UE (article 5, 6 3 du TUE).
Pour ces raisons, une fois confirmée la volonté de réaliser le marché unique des services, des organisations syndicales, des parlementaires et même des gouvernements ont demandé que soit introduit le concept de services d’intérêt général (SIG) échappant aux règles de la concurrence. Malgré des demandes répétées du Parlement européen, du Comité économique et social européen, de la Confédération européenne des syndicats et de plusieurs autres organisations en vue d’une directive-cadre sur les SIG, la Commission, dont on sait qu’elle jouit du monopole de l’initiative, a systématiquement opposé une fin de non recevoir à ces demandes. A son tour, le Conseil européen de Barcelone, les 15 et 16 mars 2002, demandait à la Commission de présenter une directive-cadre sur le sujet. La Commission s'est bornée à s'exprimer sous forme de communications : 21 mai 2003 : Livre vert sur les SIG ; 12 mai 2004 : Livre blanc sur les SIG dans lequel elle estime qu’il vaut mieux ne pas présenter de proposition; 26 avril 2006 : Communication sur les services sociaux d'intérêt général (SSIG). Chaque communication a, certes, entraîné une avancée en précisant les concepts, en ajoutant des notions, en formalisant la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, appelée à trancher de nombreux différends sur le périmètre et les conséquences des SIEG. Mais ces avancées ont été insuffisantes puisqu'elles ne répondaient pas à la demande formulée par le Conseil de Barcelone. La réponse de la Commission, ce fut la proposition de directive déposée par le Commissaire Bolkestein.
Ma Cinquième observation porte sur la situation telle qu’elle résulte du traité de Lisbonne de 2007 et des communications de la Commission. Nous disposons aujourd’hui de quatre concepts, deux sont ancrés dans les traités, deux n’ont aucune force légale.
a) les SIEG : services d’intérêt économique général : ils sont consacrés par les articles 14 et 106 du TFUE ainsi que par l’article 1er du Protocole n°9 annexé au TFUE. Ce sont « des services de nature économique que les Etats membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général, » indiquait le Livre blanc de 2004. Ils sont « soumis aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence et ne peuvent y déroger que si cela n’entrave pas le développement des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union » souligne l’art 106 TFUE. C’est la Commission qui est chargée de veiller à l’application de cette disposition. Elle est seule juge de l’équilibre entre SIEG et concurrence et des dérogations au droit de la concurrence.
b) les SNEIG : services non économiques d’intérêt général : cette nouvelle catégorie juridique a été créée en premier lieu par l’article 2 d’une directive qui ne la concernait pas, la directive services. Les SNEIG sont consacrés par l’article 2 du Protocole n° 9 au Traité de Lisbonne. C’est la première fois qu’un texte ayant valeur de traité reconnaît l’existence de cette catégorie de services. Il s’agit d’un progrès important puisque cette catégorie échappe au champ d’application de la directive services ainsi qu’aux traités européens.
c) le SIG : services d’intérêt général. On l’a vu, ces SIG ont fait l’objet de trois communications de la Commission qui refuse de proposer une directive-cadre. Ce sont des services, qu'ils soient marchands ou non marchands, "que les autorités publiques considèrent comme étant d'intérêt général et soumettent à des obligations de service public" selon la définition donnée par le Livre blanc de la Commission européenne de 2004. La notion de SIG fait référence à la prestation, sans se positionner quant à l'entreprise qui l'exerce. Cette dernière peut être publique ou privée : c'est à l'Etat de choisir la manière dont il souhaite que le service soit assuré.
c) le SSIG : services sociaux d’intérêt général : ils ont fait l’objet, en 2007, d’une communication de la Commission qui refuse en la matière toute initiative normative. Ces services, selon la Commission, n'appartiennent pas à un marché et sont fondés sur une logique de solidarité et de redistribution. Ils échappent donc aux règles de la concurrence. Parmi eux, les services régaliens (la police, la justice, …), ou d'autres tels que la santé, l'éducation, la culture ou l'environnement.
Avec les compléments apportés par le Traité de Lisbonne, comme l’indiquait Mme Tasca dans un rapport au Sénat français, « Il ne s'agit plus désormais de sauvegarder des services d'intérêt général dans un univers tout orienté vers la primauté du droit de la concurrence, mais d'instaurer, pour la société européenne, un cadre réglementaire conforme à ses valeurs dans lequel les services d'intérêt général ont toute leur place. »[1]
Mais, déception pour ceux qui attendaient dans la foulée une réglementation précise, la Commission européenne a annoncé qu'elle s'abstiendrait de toute initiative. Elle s'en tient à une approche différenciée par services et privilégie une analyse au cas par cas.
Pourtant, cette institution ne manque pas d'utiliser son pouvoir d'initiative dans de très nombreux domaines. Et je pense en particulier aux diverses réglementations sectorielles dans le domaine des services pour lesquelles la Commission s’est engagée à proposer des directives particulières : transport, communications électroniques, services postaux, marché intérieur de l’électricité, marché intérieur du gaz, télévision. Des réglementations qui vont toutes dans le sens de la libéralisation. Mais rien pour encadrer, j’ai envie de dire pour protéger - mais chacun sait qu’il est téméraire de parler de protection quand on s’inscrit dans le cadre européen - rien donc pour protéger les SIG et les SSIG et d’une manière générale pour créer une véritable sécurité juridique autour de la question des aides publiques sous forme de compensations de services publics.
Faut-il rappeler que c’est devant le refus de la Commission de faire des propositions législatives, que la Cour de Justice a été amenée, en l’absence de statut protecteur, à se substituer au législateur avec des arrêts aussi importants que l’arrêt Corbeau en 1993 et l’arrêt Commune d’Almelo en 1994, quelques mois avant de prendre l’arrêt Altmark qui marque un recul par rapport à la jurisprudence antérieure
Quant on ajoute à ce refus de la Commission le fait qu’elle a introduit depuis l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen pas moins de 152 procédures d’infraction dans le seul cadre du marché intérieur des services, comment éviter le sentiment de se trouver devant un mur idéologique ?
Enfin, sixième et dernière observation, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’UE et ses conséquences sans lesquelles le panorama que je viens de dresser serait incomplet. La reconnaissance des SIEG, par l’article 16 du Traité d’Amsterdam s’accompagne de deux dispositions d’une portée juridique considérable en ce qui concerne le sort de ce que nous appelons les services publics. L’article 86 explique que « Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. » L’article 87 pose dans son premier paragraphe que « sont incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. » Toutefois, les deux paragraphes qui suivent énumèrent une longue liste de dérogations à ce principe. L’interprétation de ces deux articles a donné lieu à une jurisprudence importante en vue de préciser quand on se trouve en présence d’une aide d’Etat soumise aux règles de la concurrence et quand on se trouve en présence d’une compensation de service public entrant dans le régime des dérogations.
Dans son arrêt Altmark du 24 juillet 2003, la Cour de Justice fournit quatre conditions cumulatives pour qu’une compensation de service public ne soit pas assimilée à une aide d’Etat. Je les résume brièvement :
1 • incontestabilité des obligations de service public imposées à l’entreprise ;
2 • transparence des paramètres de calcul de la compensation ;
3 • caractère limité de la compensation à ce qui est nécessaire à l’exécution des obligations de service public, en incluant un « bénéfice raisonnable » ;
4• comparabilité des coûts des obligations de service public par rapport à une « entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée ».
Cet arrêt, d’une importance considérable, laisse néanmoins place à interprétation des formulations comme « le bénéfice raisonnable» ou « l’entreprise moyenne ». C’est la raison pour laquelle la Commission a adopté, le 13 juillet 2005, un ensemble de trois textes connu sous le nom de « paquet Monti-Kroës ». Ce paquet a été revu le 16 septembre 2011 pour tenir compte de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. La Commission a déposé un nouvel ensemble de quatre textes dénommé « paquet Almunia ».
J’ai observé, dans le compte-rendu de vos travaux, que cette nouvelle réglementation a été invoquée pour justifier les auditions décidées par votre Commission. J’y reviendrai donc ultérieurement. Pour terminer cette dernière observation, je rappellerai que le contrôle du respect du régime communautaire des aides d’Etat est une compétence partagée entre la Commission sous le contrôle de la Cour de justice et les juridictions nationales. La Commission est certes la seule habilitée pour apprécier la compatibilité des aides d’Etat avec les dispositions de l’article 87 du TCE devenu l’art 107 du TFUE. Les juridictions nationales ne sont pas directement juges de la compatibilité des aides notifiées avec le droit communautaire, mais elles sont compétentes pour statuer sur l’éventuelle méconnaissance des stipulations de l’article 108 TFUE relatives à l’obligation de notification préalable et à la clause de suspension. Elles se prononcent aussi sur la récupération des aides indûment versées, notamment en l’absence de notification.
J’en viens maintenant à l’examen de la directive services. Je ne ferai pas injure à des parlementaires qui ont eu à en débattre en rappelant son contenu. Je me bornerai à relever quelques caractéristiques majeures.
Ce n’est pas contestable, nous sommes en présence d’un texte d’une très grande complexité, recelant de multiples ambiguïtés sources d’insécurité juridique, un texte qui est le fruit de compromis boiteux dans le cadre de la procédure européenne de codécision où la véritable ligne de partage idéologique est la réponse donnée à deux questions :
a) quel rôle conféré à la puissance publique locale, régionale, nationale et européenne dans la satisfaction des droits collectifs fondamentaux ?
b) quel modèle de société européenne entend-on construire ?
Me permettrez-vous d’observer, à ce propos, que cette ligne de partage n’épouse pas les contours des groupes politiques ou des institutions en cause (Commission, Conseil), mais les traverse. Ce qui ne simplifie pas le résultat final.
Je voudrais rappeler que cette directive a été rendue possible grâce aux modifications importantes apportées par l’Acte unique européen de 1986. La volonté d’avancer à tout prix vers un marché unique a poussé les auteurs et les signataires de ce traité à trouver des mécanismes permettant de renoncer à l’obligation d’harmoniser. Ce fut rendu possible par l’introduction d’un principe nouveau : le principe de la reconnaissance mutuelle. Ce principe s’appuie sur une présomption d’équivalence des normes. Il s’agit d’un puissant moyen de contourner les exigences de l’harmonisation, mais aussi les différences de réglementations nationales. Mais ce principe est inopérant dès qu’il s’agit de prendre en compte, dans le cadre de la liberté d’installation, les modèles nationaux de fourniture de services, les réglementations économiques et sociales nationales. Pendant un temps, on a procédé à l’unification du marché intérieur en combinant ce principe avec des mesures législatives introduisant un mouvement d’harmonisation entre les Etats membres.
La Commission européenne a fait le constat qu'il faudrait des dizaines de directives sectorielles pour réaliser une harmonisation des activités de prestations de services dans l'Union, ce qui demanderait du temps. Mais si on veut renoncer à l’harmonisation, il faut imposer le principe du pays d’origine qui conduit à abolir les différences de réglementation pour les prestataires étrangers. Le choix du principe du pays d'origine plutôt que celui d'une harmonisation poussée avait la préférence de la Commission européenne. Elle l’avait déjà utilisé dans quatre directives sectorielles - commerce électronique, télévision sans frontières, vente à distance de services financiers et protection des données - mais sa portée avait été bien encadrée. La Commission souhaitait étendre ce principe au point d'en faire une règle de base du marché intérieur en la présentant comme une sorte de panacée avec des arguments qui se voulaient économiques et que même des partisans incontestables du libre-échange comme le gouvernement britannique ont réduit à néant. Ceux qui ont de manière intrépide invoqué le modèle américain ont eux aussi été désavoués puisqu’aux Etats-Unis ce principe n’a pas cours : un prestataire de services de l’Etat de l’Illinois qui veut s’établir dans l’Etat de Californie ou simplement y offrir ses services doit se conformer à toutes les règlementations en vigueur en Californie.
La Commission a justifié la nécessité de renoncer à l’harmonisation par les élargissements en préparation qui allaient créer de grandes disparités entre les Etats membres sur les plans social, fiscal, réglementaire et juridique. Avec, il faut le souligner, le soutien de plusieurs candidats à l’adhésion soucieux de bénéficier de leurs avantages comparatifs en matière de fiscalité, de salaires et de conditions de travail (au point de blâmer leurs organisations syndicales pour leur opposition à la directive), la Commission a délibérément renoncé à présenter les deux termes du choix, avec leurs contraintes et leurs conséquences : l’harmonisation ou le principe du pays d’origine.
Et pourtant, à la manière dont les auteurs du Traité de Rome de 1957 avaient programmé les étapes de la réalisation du marché commun, on aurait pu construire une stratégie d’harmonisation progressive des droits économiques et sociaux pour parvenir, par étapes, au plus haut dénominateur commun.
L’abandon de l’exigence d’harmonisation au profit du principe du pays d’origine a pour effet d’obtenir progressivement le démantèlement des droits sociaux protégés au niveau national. Au nom des libertés économiques, de la suppression des entraves réglementaires et de la compétitivité. Comme le redoutaient beaucoup en 2005, il se vérifie chaque jour que l’application de ce principe du pays d’origine a des conséquences considérables sur la nature même de la construction européenne.
En s’appuyant sur l’arrêt Cassis de Dijon de 1979 de la Cour de Justice qui crée le principe du pays d’origine, la Commission a voulu étendre aux services cet arrêt qui s’appliquait seulement aux marchandises. Certes, dans le texte de la directive, à l’article 16, l’expression « principe du pays d’origine » a été remplacée par « liberté de prestation des services » et les réglementations nationales qui apportent des restrictions à cette liberté doivent respecter les principes de non discrimination, de nécessité et de proportionnalité. Mais le fondement du principe du pays d’origine est installé.
Je rappelle que les articles 16, § 4 et 41 de la directive prévoient que la Commission devait, au plus tard le 28 décembre 2011, présenter au Parlement européen et au Conseil, un rapport sur l’application de la directive et en particulier de l’article 16 et qu’à cet égard ce rapport doit examiner la nécessité de proposer des mesures d’harmonisation concernant les activités de services couvertes par la directive. J’observe qu’aucun rapport n’a été présenté par la Commission. Et que le Parlement européen ne s’en est pas ému.
Faut-il attribuer au hasard le fait que cette directive services était destinée à entrer en vigueur après le grand élargissement de l’UE de 2005-2007 qui crée de très grandes disparités au sein de l’Union, en l’absence d’efforts sérieux pour les réduire, comparables à ceux consentis lors des élargissements antérieurs ? Je laisse à chacun sa réponse. Mais j’observe que cette directive, s’ajoutant à d’autres éléments de ce qu’on appelle parfois « l’acquis communautaire » a pour effet d’inciter les fournisseurs de services à rechercher l’Etat membre le moins disant fiscal, social et écologique. C’est la légalisation du dumping. C’est l’organisation de la concurrence de tous contre tous, dans un espace qu’on prétend vouloir solidaire. Les arrêts Viking Line (11 décembre 2007), Vaxholm (18 décembre 2007), Rüffert (3 avril 2008), Commission contre Luxembourg (19 juin 2008) de la Cour de Justice ont donné une force juridique exceptionnelle à un projet de société où la concurrence l’emporte sur la solidarité entre Européens et sur l’égalité des droits sociaux dont devraient jouir tous les Européens.
J’aborde maintenant la troisième partie de mon exposé avec la mise en œuvre de la directive et le régime des aides d’Etat.
L’évaluation de la mise en œuvre de la directive a donné lieu à une longue lamentation de la Commission européenne dans sa communication du 8 juin 2012. Elle y déplore que de nombreux Etats appliquent les obligations de la directive de manière limitée et restrictive ; elle regrette l’usage abondant fait par les Etats des marges d’appréciation qui leur ont été laissées par l’article 15 et l’interprétation qu’ils font de l’article 16 ; elle multiplie les recommandations et annonce de nombreuses initiatives. Tout cela atteste de la faible adhésion d’une majorité d’Etats à s’inscrire dans l’esprit de la directive services. On en veut pour preuve que cette mise en œuvre est très souvent considérée comme une procédure d’exécution considérant à abolir mécaniquement des règlements et des dispositions spéciales. Manifestement, le doute s’est installé sur les bienfaits économiques et sociaux d’un marché unique des services tel qu’il résulte des textes européens actuels. L’avantage que les consommateurs devraient en retirer n’est pas démontré. Les dérégulations imposées le sont toujours au nom de promesses d’expansion économique et de bien être social qui ne se vérifient pas, mais dont on explique la carence par l’insuffisance des dérégulations et la nécessité d’en adopter de nouvelles dans une sorte de course en avant qui relève plus de l’obstination idéologique que du pragmatisme économique et social. Cela étant, la volonté politique d’infléchir les orientations de la Commission européenne n’existe guère et on peut craindre que son appel à un partenariat pour une nouvelle croissance dans les services, c’est-à-dire pour une avancée nouvelle dans les dérégulations, connaîtra sa part de succès.
S’agissant des aides d’Etat au SIEG, j’ai déjà indiqué que la Commission a adopté le 20 décembre 2011 un nouvel ensemble de textes, présenté par le Commissaire à la concurrence et connu sous le nom de « paquet Almunia ». Il s’agit d’une nouvelle réglementation européenne en la matière, celle-ci ayant été complétée en avril dernier par un règlement dit « de minimis ».
Le premier document est une « communication relative à l’application des règles en matière d’aides d’Etat aux compensations octroyées pour la prestation de SIEG ». On se trouve dans le cadre des articles 106 et 107 du TFUE. Il s’agit d’une communication à caractère informatif. Elle ne s’impose donc pas à la jurisprudence en vigueur. Elle précise le Guide relatif à l’application des SIEG en matière d’aides d’Etat, de marché public et de marché intérieur du 7 décembre 2010.
Le deuxième document est une décision de la Commission du 20 décembre 2011. Elle rappelle les quatre critères cumulatifs de l’arrêt Altmark pour que des aides d’Etat puissent être considérées comme des compensations de service public. Elle énumère certaines aides d’Etat qui prennent la forme de compensations de service public et qui sont accordées à des SIEG (publiques ou privées). Il s’agit de cinq types d’aides d’Etat considérées comme des compensations de service public :
1. compensations dans le domaine du transport et des infrastructures de transport ne dépassant pas un montant annuel de 15 millions d’euros (dans le paquet Monti-Kroës le montant était de 30 réservés à des entreprises dont le chiffre d’affaires était inférieur à 100 millions d’euros sur deux ans ; cette condition est supprimée),
2. compensations octroyées aux hôpitaux,
3. compensations octroyées à des services concernant le logement social, mais aussi, nouveauté, les soins de santé, la garde d’enfants, l’accès et la réinsertion sur le marché du travail, , les soins et l’inclusion sociale des groupes vulnérables,
4. compensations octroyées pour des liaisons aériennes ou maritimes avec les îles dont le trafic annuel moyen au cours de deux exercices n’a pas dépassé 300.000 passagers (inchangé),
5. compensations octroyées aux aéroports et aux ports dont le trafic annuel moyen au cours de deux exercices n’a pas dépassé 200.000 passagers pour les aéroports (précédemment 1 million) et 300.000 passagers pour les ports (inchangé).
Dans ces cinq cas, l’obligation de notification préalable prévue par l’article 108 §3 du TFUE ne s’applique pas. Les règles déjà en vigueur relatives à la comptabilité, au mandat, au calcul correct de la compensation, au contrôle des surcompensations sont maintenues. S’y ajoutent des règles relatives à la transparence, à la disponibilité des informations et aux rapports que doit fournir tous les deux ans chaque Etat.
Le troisième document est une communication de la Commission ayant valeur informative et interprétative. Elle est relative à l’encadrement de l’UE lorsqu’il s’agit des aides d’Etat considérées comme des compensations de service public qui ne sont pas couvertes par la décision du 20 décembre 2011 que je viens de présenter. Il s’agit donc d’aides d’Etat soumises à l’obligation de notification. Ce document explique dans quelles conditions ces compensations peuvent être malgré tout compatibles avec les règles du marché intérieur. On y retrouve les dispositions de la décision relatives à la comptabilité, au mandat, à la compensation, aux surcompensations. S’y ajoutent :
- l’obligation d’une procédure de consultation publique afin de déterminer la réalité du besoin à couvrir par le SIEG (facultatif précédemment),`
- l’obligation de justifier la durée du mandat sur base de critères objectifs,
- l’obligation pour l’autorité qui confie la prestation du service de s’être conformée ou de s’engager à se conformer aux règles applicables en matière de marché public,
- l’obligation pour les Etats d’introduire des critères d’efficience pour les prestataires de SIEG,
- d’autres obligations en fonction de circonstances particulières.
Malgré de fortes oppositions aux aggravations apportées par rapport au paquet « Monti-Kroës », de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique, de la France, de l’Espagne, de la Hongrie, du Luxembourg et des Pays-Bas qui ont en outre demandé l’application du principe de subsidiarité, malgré une résolution du Parlement européen allant dans le même sens, la Commission européenne a maintenu ses textes en l’état et ils ont été publiés au Journal officiel de l’UE du 11 janvier 2012.
Le 25 avril 2012, la Commission complétait le dispositif en actualisant le règlement de minimis de 2006. Alors que le paquet Monti-Kroës dispensait les personnes publiques de l’obligation de notification des aides aux entreprises privées et publiques dont le montant brut était inférieur à 200.000 euros sur une période de trois exercices fiscaux, le paquet Almunia porte le montant brut à 500.000 euros sur une période de trois exercices fiscaux. Ce règlement ne s’applique qu’aux aides pour lesquelles il est possible de calculer précisément et préalablement l’équivalent sans qu’il soit nécessaire d’effectuer une analyse du risque. La Commission considère que les aides accordées à des SIEG en dessous de ce plafond n’affectent pas les échanges entre Etats membres et ne menacent pas de fausser la concurrence. Les secteurs de la production primaire de produits agricoles, de la pêche, de l’aquaculture et du transport de marchandises par route sont exclus du champ d’application de ce règlement. De même que les entreprises en difficulté. Le bénéfice de ce règlement ne peut être cumulé avec d’autres compensations de service public.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés,
Pour conclure, je voudrais évoquer quelques points de principe, partant du postulat que, quelles que soient les sensibilités politiques, il existe en Wallonie, en Belgique et aux moins dans les pays fondateurs de l’Union européen mais aussi chez quelques autres qui ont adhéré à l’UE, un consensus sur la notion de service public comme instrument permettant au plus grand nombre d’accéder à des droits collectifs.
1) Il faut déplorer que le service public, quel que soit le nom qu’on lui donne, continue d’être considéré au niveau européen comme une simple dérogation aux règles de la concurrence.
2) Il me semble important que les Etats qui y sont attachés insistent davantage sur le rôle qu’ils doivent jouer dans la définition et l’organisation des services publics. De ce point de vue, permettez-moi d’attirer votre attention sur le Protocole sur les SIEG du traité de Lisbonne. Il convient de tirer toutes les conséquences « du rôle essentiel et du pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales » rappelé par ce Protocole « pour fournir, faire exécuter et organiser les SIEG d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ». Il convient de même de tirer parti de la reconnaissance par ce Protocole « de la diversité des SIEG et des disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes. »
3) Je veux aussi rappeler que le Protocole additionnel au traité de Lisbonne sur le rôle des Parlements nationaux donne à ceux-ci la mission particulière de veiller à la conformité des projets d’acte législatif de la Commission avec le principe de subsidiarité. Le Parlement fédéral, mais aussi compte tenu de la structure fédérale de la Belgique, le Parlement wallon aura donc la possibilité de se prononcer sut tout nouveau projet d’acte législatif de la Commission. Or, certaines évolutions proposées par la Commission vont dans le sens opposé. Les nouvelles dispositions sur l’encadrement du paquet Almunia annoncent, aux paragraphes 51 à 59, l’intention de la Commission d’exercer son contrôle dans des situations susceptibles de générer, selon elle, des distorsions de concurrence et elle s’attribue le droit de formuler à l’égard des Etats des exigences supplémentaires comme par exemple la diminution de la durée du mandat, la modification des modalités d’attribution de l’aide ou la réduction du montant de la compensation. Ce faisant, la Commission empiète clairement sur les compétences des autorités nationales, mais également sur la libre administration des pouvoirs locaux. Ces dispositions nouvelles laissent la place à un grand risque d’insécurité juridique pour les opérateurs qui pourraient être découragés de remplir des missions de service public. J’ajouterai que les intentions du Commissaire Barnier en charge du marché intérieur de profiter d’une directive sur les marchés publics pour ouvrir la voie à une libéralisation de la sécurité sociale dans une annexe 16 à sa directive justifie toutes les craintes et toutes les vigilances.
4) Enfin, dernière remarque, il me paraît urgent de se mobiliser pour exiger une initiative législative en vue de donner un cadre juridique aux services sociaux d’intérêt général. Les services sociaux doivent être définis par la réponse qu’ils apportent à des besoins essentiels et non par leur caractère économique ou non économique selon la jurisprudence de la Cour de Justice. Le paquet Almunia en a énuméré un certain nombre pour considérer qu’ils échappent aux exigences du marché intérieur. C’est bien. Mais il faut aller plus loin et reconnaître en droit la spécificité de ces SSIG dont l’absence de but lucratif est le moyen le plus cohérent de caractériser la finalité sociale.
En novembre 2007, la Confédération européenne des Syndicats avait remis au président de la Commission européenne un texte réclamant une directive visant à protéger les services publics. Ce texte était appuyé par plus de 510.000 signatures. La Commission persistant dans son approche différenciée selon les services a refusé et continue de refuser une législation qui donnerait une définition contraignante des SIG applicable à toute l’UE.
Pendant combien de temps encore les Etats membres et leurs élus nationaux et européens vont-ils accepter ce pouvoir d’obstruction de la Commission européenne que lui est confère le monopole de l’initiative ?
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés,
Je vous remercie de votre attention.
[1] Rapport d'information n° 376 (2007-2008) de Mme Catherine TASCA fait au nom de la délégation pour l'Union européenne, déposé le 4 juin 2008.
http://www.senat.fr/rap/r07-376/r07-3760.html