Ce lundi 27 juin 2011, s’ouvre à Phnom Penh, le procès des dirigeants encore en vie du Kampuchea démocratique, le régime des Khmers rouges dirigés par Pol Pot. Ce fut un des plus barbares du XXe siècle. Les crimes commis n’ont de comparables que ceux de l’Allemagne nazie. Un des survivants d’Auschwitz, Primo Levi, écrivait à ce propos, « On nous demande souvent, comme si notre passé nous conférait un pouvoir prophétique, si « Auschwitz » reviendra : s’il se produira d’autres exterminations en masse, unilatérales, systématiques, mécanisées, voulues à un niveau gouvernemental, perpétrées sur des populations innocentes et désarmées, et légitimées par la doctrine du mépris. Par bonheur, nous ne sommes pas prophètes, mais il est possible de dire quelque chose : qu’une tragédie semblable, presque ignorée en Occident, a eu lieu autour de 1975 au Cambodge. »
Il faut donc se réjouir de l’ouverture de ce procès, important pour toute l’humanité, même s’il survient trente ans après les faits. Trente longues années d’impunité dont les Occidentaux et les Chinois portent la plus grande responsabilité, puisque c’est une coalition sino-occidentale qui a sanctionné le peuple cambodgien pour avoir été libéré de la barbarie des Khmers rouges par le Vietnam et qui a choisi de soutenir Pol Pot et ses complices pendant les dix années qui ont suivi leur chute, puisqu’il a fallu encore dix ans avant que le pays soit pacifié par les soins du gouvernement cambodgien, l’ONU ayant échoué dans cette mission et puisque six années de négociations avec l’ONU ont encore été nécessaires avant que soit mis en place un tribunal ad hoc lequel a eu besoin d’une bonne année avant d’être opérationnel fin juin 2007. Entretemps, Pol Pot, Son Sen (ministre de la Défense et responsable du Santebal, la Gestapo ou la Tchéka/KGB du Parti Communiste du Kampuchea), Yun Yat (ministre), Thiounn Thioeunn (ministre), Ta Mok (chef du commandement militaire) et son adjoint Kaè Pauk (responsable des 100.000 morts des massacres de la zone est) sont morts. Ils exerçaient les plus hautes responsabilités avant 1979. Ils avaient tous bénéficié de la protection de la communauté internationale entre 1979 et 1993. Son Sen faisait même partie, avec Khieu Samphan, du Conseil National Suprême créé par les Accords de Paris (1991) et chargé d’incarner, pendant la période de transition, la souveraineté nationale !
Le tribunal né des négociations entre l’ONU et le gouvernement du Cambodge porte le nom de « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » (CETC). Il s’agit d’une juridiction spéciale composée d’une majorité de magistrats cambodgiens et d’une minorité de magistrats désignés par l’ONU. Toute décision, à quel que niveau que ce soit, doit avoir l’accord d’au moins un magistrat international. Pour la première fois dans l’histoire de la justice internationale pénale, les parties civiles sont associées à la procédure. Les accusés ont droit à un avocat cambodgien et un avocat proposé par l’ONU.
Ce tribunal n’est compétent que pour les faits survenus entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, c’est-à-dire la période où les Khmers rouges sont au pouvoir. Vu les implications des USA et de la Chine dans la tragédie cambodgienne, le Conseil de Sécurité de l’ONU n’aurait jamais donné son accord à la création d’un tribunal susceptible d’aborder tous les aspects de cette tragédie en amont comme en aval du régime des Khmers rouges. Ne seront donc pas jugés les responsables étrangers. Aucun haut dirigeant civil et militaire thaïlandais ne sera appelé à la barre, alors que ce pays n’a pas cessé de s’ingérer dans les affaires cambodgiennes dès 1953, qu’il n’a rien négligé pour déstabiliser le Cambodge neutraliste avant 1970, qu’il a commis, en 1979, à l’encontre des réfugiés cambodgiens de véritables crimes contre l’humanité et qu’il a servi de base arrière pour la reconstitution et les opérations de l’armée de Pol Pot de 1979 à 1999, y compris pendant la période de l’APRONUC, la mission de Nations Unies (1991-1993). Les dirigeants de Singapour, qui fut la plaque tournante de l’approvisionnement de l’armée de Pol Pot après 1979, ne seront pas davantage mis en cause. Pas plus que les gouvernements européens, conduits par la Grande-Bretagne, impliqués dans la fourniture d’armes et de munitions aux Khmers rouges entre 1979 et 1991. Ni Henry Kissinger pour sa responsabilité dans les bombardements secrets de mars 1969 à mai 1970, dans le coup d’État du 18 mars 1970 qui a renversé Norodom Sihanouk et dans l’invasion du Cambodge en avril 1970. Et pas davantage le président Jimmy Carter et Zbigniew Brzezinski, son conseiller à la sécurité nationale, qui ont fait le choix, en 1979, de condamner la libération du Cambodge par le Vietnam, d’imposer aux survivants du génocide cambodgien le plus total des embargos, de soutenir la reconstitution et l’approvisionnement de l’armée de Pol Pot et de n’accepter, à l’ONU, comme représentant légitime du Cambodge, qu’un ambassadeur khmer rouge. Un choix qui est demeuré celui des administrations Reagan et Bush père jusqu’en 1990. Et la Chine ne sera pas davantage mise en cause pour son soutien et son assistance technique et militaire à Pol Pot et ses complices de 1975 à 1979, mais aussi de 1979 à 1991.
Il reste qu’à partir de lundi, la Chambre de première instance des CETC va juger Khieu Samphan, le Chef de l’Etat, Nuon Chea, le numéro 2 du Parti Communiste du Kampuchea (que les Cambodgiens ne connaissaient que sous le nom d’Angkar – un mot khmer qui signifie « organisation »), Ieng Sary, Vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères et Khieu Thirith, ministre des Affaires sociales. Ce sont les plus hauts dirigeants encore en vie d’un régime responsable de la mort d’au moins deux millions deux cent mille morts. Ils sont poursuivis pour génocide, crime contre l’humanité, violations graves des Conventions de Genève et du droit pénal cambodgien. La peine de mort étant exclue par la Constitution du Cambodge et par les tribunaux auxquels l’ONU participe, la peine maximale est la détention à perpétuité.
Ce procès est important à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il sera mis fin à une impunité intolérable. Ensuite, parce que ce procès va contribuer de manière décisive à la manifestation de la vérité historique, les 772 pages de l’ordonnance de clôture qui termine le travail des magistrats instructeurs en fournissent les éléments irréfutables. C’est extrêmement important dans la mesure où toute la propagande des Khmers rouges, après leur chute en 1979 jusqu’à la pacification en 1999, consistait à attribuer les massacres aux Vietnamiens, ce qu’une partie de la population – surtout parmi les jeunes – est encline à croire parce que l’idée de Cambodgiens massacrant d’autres Cambodgiens lui est intolérable. Enfin, ce procès va aider les survivants à faire leur deuil. Même s’il ne permettra pas d’identifier la personne directement responsable de la mort de leurs proches, il désignera ceux qui ont donné les ordres. Trente ans après les faits, il y a là une attente qui demeure forte car, comme chacun sait, faire le deuil des proches, c’est ce qui fait humanité.
rmj
Tous les documents des procès sont accessibles sur Internet. On peut accéder au site des CETC par le lien suivant : http://www.eccc.gov.kh/fr