Son indéboulonnable président, au pouvoir depuis 26 ans, a commencé par ne pas croire à l’existence ou à la dangerosité du virus.
Il n’était pas le seul, surtout parmi les despotes peu éclairés de son espèce.
Un coup selon lui des machines de propagande américaine ou européenne pour mettre à genou l’économie des trois géants qui leur font concurrence : la Chine, la Russie et la valeureuse Biélorussie.
Puis, quand il est devenu impossible de nier l’existence du virus, il a partagé sur les ondes avec ses sujets ses idées originales sur son origine : un agent bactériologique fabriqué par les américains.
Quand les américains ont commencé à mourir comme des mouches, il s’est contenté de flatter le nationalisme des Biélorusses : de grands gaillards comme eux, qui mènent une vie saine et ne se nourrissent que de produits naturels, sauront bien résister, comme ils ont survécu déjà à l’occupation allemande et à la disparition de l’Union Soviétique.
Pour rassurer il a proposé des remèdes simples qui ont toujours fait leurs preuves sous ces latitudes, la vodka, en usage externe pour se désinfecter les mains, et en usage interne, pour tuer le ver. Le traditionnel bain russe. Et le sport, beaucoup de sport. A ce jour les championnats de football et de hockey continuent, et le courageux président se montre parfois dans le public.
Public qui se fait néanmoins de plus en plus rare : effrayés par ce qui se passe autour d’eux beaucoup de Biélorusses adoptent d’eux-mêmes les mesures de confinement de leurs voisins Polonais, Baltes, Russes et Ukrainiens. Mais les écoles restent ouvertes, comme les cafés et les entreprises.
Une pétition en ligne exigeant le confinement a recueilli dès le premier jour 150000 signatures, chiffre remarquable pour un Etat policier et une population terrorisée.
Les chiffres officiels annoncent ce mercredi 8 avril 1066 malades (+250 en 24 heures) et 13 morts. Tout le monde sait qu’ils sont sous-évalués. Le nombre des décès dus à des “double pneumonies” ou à des “pneumonies extra-hospitalières” a explosé ces dernières semaines, or ce sont les euphémismes inventés par les autorités russes pour minimiser le nombre des morts. Les deux Etats voisins géographiquement et politiquement utilisent les mêmes trucs.
Devant l’inquiétude de la population et l’explosion des données mêmes officielles on se demande ce qui peut expliquer l'obstination du "dernier dictateur d'Europe".
Il serait trop simple de l’attribuer à l’aveuglement d’un despote vieillissant et trop sûr de son légendaire charisme. Malgré ses airs de président de kolkhoze un peu frustre, Alexandre Loukachenko est une fine mouche, et sa longévité en témoigne.
En fait, il n’a pas vraiment le choix. Et surtout pas les moyens. La Biélorussie est un pays très pauvre, et trop petit, entre des voisins trop puissants. Le contrat social sur lequel se maintient le pouvoir est sous perfusion européenne et russe depuis des décennies. Loukachenko joue sur les deux tableaux et profite du fait que chacun veut le garder dans sa sphère d’influence, en lui passant bien des caprices et en renflouant régulièrement les caisses. Mais en cette période de crise, même la riche Europe ne pourra pas verser un revenu universel à 10 millions de Biélorusses juste pour qu’ils ne deviennent pas Russes tout court. La Russie, elle, est prête, mais c'est Loukachenko qui n'est pas prêt à perdre le pouvoir en devenant simple gouverneur d'une nouvelle région de l'immense Fédération de Russie. Ces derniers mois la pression du grand voisin devenait difficilement résistible, tant Poutine avait besoin d’une révision constitutionnelle lui permettant d’annuler ses précédents mandats. Ce que rendait possible la création d’un nouvel Etat réunissant Russie et Biélorussie. Devant la résistance acharnée de Loukachenko, Poutine a dû bricoler tout seul son coup d’Etat constitutionnel de février. Mais il n’est pas genre à lâcher sa proie.
Résumons : pour être aidée pendant une difficile période de confinement, la Biélorussie a le choix entre devenir une démocratie amarrée à l’UE ou être absorbée par la Russie. La population biélorusse se trouverait assez bien des deux solutions. Mais pas Loukachenko, qui a déjà prévu que son fils lui succède à la tête du kolkhoze.
Il l’a bien compris et c’est ce qu’il martelait dans son dernier discours donné devant les ouvriers d’une entreprise : qui va ramasser les patates, qui va construire les tracteurs si nous nous confinons ? Le confinement ferait plus de mal à la population biélorusse que le virus.
Les ouvriers et les ouvrières ont poliment hoché de la tête, comme toujours. Mais que pensent-ils vraiment ? Sont-ils prêts à sacrifier une partie, même faible, de leurs proches, aux ambitions de leur président ?
Loukachenko joue gros. En avril 1986, quand le réacteur de Tchernobyl a explosé à la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie, l’essentiel des poussières radioactives est parti vers le Nord-Ouest et s’est déposé sur le territoire biélorusse, dont la population paie jusqu’à ce jour à la catastrophe un tribut plus élevé encore que celui de l’Ukraine. Pendant des semaines les autorités communistes locales ont caché l’accident. Les enfants ont continué à sortir et à répéter en plein air les défilés prévus pour les fêtes du 1er mai et du 9 mai, qui n’ont pas été annulées. Avec les conséquences que l’on sait.
Quelques mois plus tard la perestroïka commençait, et avec elle le démontage du système communiste.