Je traduis ici un article publié le 9 juin dans le journal russe "Vedomosti" et écrit par Zhanna Nemtsova, la fille de Boris Nemtsov, récemment assassiné à Moscou. Elle est journaliste sur la chaîne de télévision indépendante RBK et vient de quitter la Russie, certainement définitivement, en raison des menaces qui pèsent sur les journalistes indépendants.
La propagande tue : la télévision publique sème la discorde et la haine.
Zhanna Nemtsova explique comment la propagande engendre une violence contrôlée qui pourrait bien devenir incontrôlée.
La propagande russe tue. Elle ne tue pas que le bon sens et la raison, elle tue littéralement. La disparition tragique de mon père le 27 mars est un règlement de compte politique dont les employés des chaînes de télévision fédérales portent la responsabilité, eux qui depuis des années attisent méthodiquement la haine contre lui et d’autres opposants, eux qui ont forgé l’image de « national-traître ». En elle-même la propagande n’est pas un crime. C’est une partie de la réalité informationnelle du monde contemporain. Le crime, c’est d’utiliser la propagande pour provoquer des actes illégaux, la violence et la guerre. C’est justement pour cela que les commissions pour la dénazification dans l’Allemagne de l’après-guerre ont condamné les spécialistes de la propagande nazie par dizaines. C’est justement pour cela qu’au début du XXIème siècle le Tribunal International a condamné ceux qui ont incité aux massacres ethniques au Rwanda. Le directeur et fondateur de « Radio Mille Collines » Ferdinand Nahimana et le rédacteur du journal « Kangoura » Hassan Ngeze ont été condamnés à perpétuité pour incitation à la haine raciale. L’animateur de radio Georges Ruggiu qui avait appelé à tuer les Tutsis a reçu douze ans de prison.
Qu’y a-t-il de commun entre le Rwanda africain et la soi-disant européenne Russie? Ces dernières années se développe dans notre pays une campagne nationale massive de lavage des cerveaux tout à fait comparable et qui vise à dresser une partie du pays contre une autre. Le génocide des Tutsis a été rendu possible par le travail de déshumanisation des représentants de ce peuple accompli par « Radio Mille Collines » et « Kangura ». Sur les ondes et dans les journaux les Tutsis étaient traités de cafards. En 1991 ont été formulés les 10 commandements du Hutu selon l’un desquels celui qui entretenait des relations avec un Tutsi ou condamnait le nationalisme était réputé traître. Le « Code d’honneur du Hutu » a été publié par « Kangura » et relayé sur les ondes par « Radio Mille Collines ».
Beaucoup de textes diffusés par les médias contrôlés par le Kremlin rappellent fortement la rhétorique des propagandistes africains. A la place des Tutsis on trouve les libéraux, les opposants, l’Occident et la « Junte de Kiev », à la place des Hutus les « Patriotes de Russie ». Pendant longtemps le monde civilisé n’a pas réagi à ce qui se passait dans l’espace médiatique du Rwanda et n’a pas reconnu immédiatement le caractère criminel de l’activité des propagandistes rwandais. La même histoire se répète avec la Russie.
Il n’en va pas simplement de la mauvaise foi ou de l’absence de conscience professionnelle dans le travail de certains médias. La machine informationnelle poutinienne, semblable en cela à celle des Nazis ou du Rwanda, utilise les méthodes criminelles de la propagande et sème la haine qui engendre la violence et la terreur. Son procédé principal et la déshumanisation du groupe à attaquer. Les opposants russes sont présentés dans les médias poutiniens comme absolument différents, autres, comme les « aliens » du film du même nom. La déshumanisation favorise le passage à l’acte, la transgression des limites morales et la levée de la prohibition intérieure du meurtre. Entre le fait de se rapporter à une partie de la population non pas comme à l’égard de semblables, mais comme à l’égard de « cafards », d’ « aliens » ou de « nationaux-traîtres » et l’assassinat de ceux qui dérangent, il n’y a qu’un pas.
Dès les années 2000 l’Etat russe a concentré entre ses mains la direction des plus puissants médias électroniques. Une puissante machine de propagande a été créée dont le travail, à mon avis, est devenu ouvertement criminel. Elle a pour but d’exciter la haine et l’hostilité à l’égard de certains groupes sociaux ou nationaux, les opposants russes, tout ceux qui critiquent la politique de Poutine ou y résistent, les Ukrainiens, les Américains, les Européens. Cette activité s’accomplit publiquement grâce à l’utilisation des médias par un groupe organisé de collaborateurs des chaînes de télévisions fédérales. C’est presque à la lettre l’intitulé de l’article 282 du Code Pénal, avec circonstances aggravantes. Bien sûr cela ne concerne pas seulement la télévision, mais elle seule possède cette puissance de destruction massive. Mais dans la réalité aucun article ne menace les propagandistes poutiniens. L’article 282 n’est utilisé que contre ceux qui critiquent le régime. Quant aux complices de cette bande criminelle organisée installés aux commandes des chaînes publiques, le pouvoir leur distribue prébendes et décorations. Les médias poutiniens se sont dans les faits livrés à d’autres incitations criminelles : recrutement de mercenaires, encouragement à la guerre dans l’Est de l’Ukraine, violence contre l’opposition russe. Le résultat, c’est la mort de milliers de personnes au Donbass, les agressions sur des opposants ou des défenseurs des droits de l’homme à Moscou, à Grozny et dans d’autres villes de Russie. Mon père est l’une des victimes de cette haine attisée par la propagande.
L’agression contre l’Ukraine a été préparée par une guerre de l’information, puis a été poursuivie par des moyens militaires. Dans un premier temps les médias favorables au pouvoir ont mené une campagne hystérique contre la révolution ukrainienne et les nouveaux pouvoirs qui ont été désignés immédiatement et sans rapport avec la réalité comme « junte nazie ». Parmi les habitants russophones d’Ukraine, qui en majorité regardent les chaînes russes, on a sciemment diffusé des rumeurs pour créer la panique : le nouveau pouvoir préparait répression et discriminations à leur égard. On a appelé la population russe à défendre ses frères russophones. Cela a provoqué le mouvement séparatiste en Ukraine et son soutien militaro-humanitaire en Russie. Des milliers de citoyens russes confrontés quotidiennement sur les écrans à la mise en scène des « atrocités benderistes » sont partis tuer et mourir au Donbass.
Cette campagne agressive d’information initiée par le pouvoir est encore dangereuse en ce qu’elle pourrait engendrer une nouvelle vague de violence que plus personne ne pourrait contrôler. Les gens, intoxiqués par la haine, pourraient se mettre à commettre des crimes de leur propre initiative. C’est ce qui s’est déjà passé une fois en URSS au temps de la Grande Terreur, quand la campagne de propagande contre les « ennemis du peuple » a conduit à une avalanche de dénonciations anonymes et a fait grimper d’un cran la spirale des répressions. On a l’impression qu’aujourd’hui aussi le processus de propagation de la haine et de l’agressivité est en train d’échapper à ceux qui l’ont initié. Les médias construisent la réalité et ne la reflètent plus. Le pouvoir commence par exciter la haine et l’agressivité dans la société à l’aide des médias, et par la suite se trouve contraint de tenir compte de cet état d’esprit et de corriger en conséquence sa politique. Quand cette propagande criminelle jouit d’une impunité totale à l’intérieur de son propre pays, le seul moyen de la refréner quelque peu pourrait être trouvé dans des sanctions internationales, y compris l’interdiction pour ceux qui se seront particulièrement distingués dans leurs œuvres de propagande de pénétrer sur le territoire américain et européen. Le gel de leurs actifs à l’étranger peut aussi constituer pour ces pseudo-journalistes un avertissement sérieux. La terreur informationnelle doit être stoppée, sinon ses conséquences peuvent devenir encore plus terribles : rien n’est plus dangereux que l’auto combustion de l’énorme potentiel de haine accumulé dans la société russe. C’est pourquoi lors d’une récente intervention en Pologne j’ai proposé que des sanctions soient appliquées contre les collaborateurs des principales chaînes de télévision russe.