Ramzan Kadyrov, le bouillant président de la petite république de Tchétchénie, au sud de la Fédération de Russie, vient de se faire transfuser une pinte du bon sang d’un descendant du Prophète (l’obscurantisme atteint des sommets dans l’élite politique russe, et ce n’est pas le monopole des musulmans, les bons orthodoxes de l’entourage de Poutine rivalisent). Et ce sang sacré n’a fait qu’un tour quand il a appris qu’un juge mal inspiré d’une province du fin fond de l’Empire avait condamné comme terroriste une malheureuse brochure sur « La place de la prière dans l’Islam ».
Depuis treize ans un article de loi à la formulation particulièrement et intentionnellement vague permet de condamner comme "appel au terrorisme" n’importe quel discours un peu critique à l’égard du pouvoir. Cet article a servi ad nauseam pour mater les mouvements d’opposition des dernières années en terrifiant les journalistes, les éditeurs et jusqu’aux plus obscurs bloggeurs. Certains purgent d’ailleurs à ce titre des peines de prison bien réelles.
Habituellement des « experts » désignés par les tribunaux, généralement des « linguistes » de l’université locale, doivent éclairer les juges sur le caractère "terroriste" des déclarations ou des écrits incriminés.
Dans la très provinciale île de Sakhaline, tout au bout de la Russie, au nord du Japon, un expert particulièrement inculte n’a même pas remarqué que le texte qu’il réputait ainsi « terroriste » était la traduction en russe d’une sourate du Coran. Le juge qu’il éclairait, aussi ignare et incompétent que son expert, a porté son verdict en oubliant que la Russie est un pays multiconfessionnel dans lequel vivent plus de vingt millions de musulmans.
Les deux incapables, ou trois, en comptant le procureur du coin, ont dû, dans leur grande naïveté, penser que, dans l’ambiance d’hystérie nationaliste et de paranoïa sécuritaire qui règne en Russie, leur vigilance serait récompensée comme aux meilleures époques de la terreur stalinienne, et qu’ils pourraient enfin quitter avec leur famille ce trou pourri de Juzhnyi-Sakhalinsk et se rapprocher de Moscou…
Hélas, ils ont provoqué sans le savoir une crise politique qui met en cause la cohésion même de la Fédération. Il serait quand même dommage de perdre le Caucase un an après avoir gagné la Crimée au prix de tels sacrifices ! C'est un de ces dysfonctionnements dont les Etats policiers ont le secret, et la Russie plus que tout autre.
Kadyrov a aussitôt annoncé qu’au nom de tous les musulmans, de Russie et d’ailleurs, il ferait appel de ce jugement. Ce qui est son droit, et la mesure la plus rationnelle à prendre, d’autant plus que le pouvoir central a déjà compris la gravité de la situation et n’attend qu’une occasion pour annuler ce jugement aussi absurde que scandaleux. Quand on connaît le degré d’indépendance des juges en Russie, on ne se fait pas de souci.
Malheureusement le fantasque Kadyrov ne s’en est pas tenu là et n’a pas pu s’empêcher de traiter sur son compte instagram le juge et le procureur de « shaitan ». Le mot arabe qui partage son étymologie avec notre « Satan » et désigne en terre d’Islam des démons particulièrement pervers et nuisibles, est utilisé dans la rhétorique de Kadyrov pour désigner tous ses ennemis, les indépendantistes, les salafistes, les démocrates, les défenseurs des Droits de l’Homme, les athées…
Quand le procureur fédéral s’est ému qu’un officiel de ce calibre remette en cause une décision de justice et porte atteinte à la dignité de l’institution judiciaire, Kadyrov, loin de s'excuser, a repassé une couche : non seulement tous ceux qui défendent ce jugement sont à nouveau traités de démons, mais il s’engage à verser la dernière goutte de son sang pour défendre l’honneur du Coran.
On se demande jusqu’à quel point le pouvoir central et ses organes de sécurité sont capables de tolérer de telles provocations. Ce printemps déjà Kadyrov avait autorisé les policiers tchétchènes à tirer à vue sur des agents fédéraux qui mèneraient sur son territoire une opération qu’il n’aurait pas personnellement autorisée. Par ailleurs, malgré les atermoiements de l’enquête sur l’assassinat en plein Moscou de l’opposant Boris Nemtsov, le cercle se referme autour des proches de Kadyrov. D'où sa nervosité à l'égard de l'institution judiciaire et de ses représentants. Ca ressemble à du Berlusconi, en plus brutal.
Tout cela pourrait laisser penser que le compromis obtenu à la fin de la deuxième guerre de Tchétchénie se fissure de plus en plus. La turbulente république reste à l’intérieur de la Fédération, en échange de quoi son budget est abondé à 99% par la métropole, le programme de reconstruction transforme Groznyï, la capitale détruite, en nouveau Las Vegas, la corruption gigantesque qu’il génère, alors que le pétrole coûtait beaucoup plus cher qu'aujourd'hui, permet d’arroser tous les chefs de tribus, de clans ou de réseaux de résistance récemment soumis. Si après la première guerre de Tchétchénie l’économie de la petite république indépendante reposait sur la contrebande, la razzia des républiques voisines et la rançon des prisonniers de guerre ou des citoyens russes enlevés le long de la frontière, après la seconde le budget fédéral trouve plus simple d’acheter la paix en gros, directement au chef. C’est ainsi que Kadyrov finance de sa poche une armée personnelle de 60000 hommes dont quelques centaines combattent aujourd’hui au Donbass du côté des séparatistes. Et qu’il mène une existence de satrape. Malheureusement l’effondrement des cours du pétrole, celui du rouble qui s'ensuit, les sanctions et les contre-sanctions rendent de plus en plus difficile l’entretien du Père Ubu du Caucase et fragilise le compromis. C’est alors que le vassal s’agite, se sent pousser des ailes, s’imagine un destin fédéral, et pourquoi pas mondial, se pose en défenseur des musulmans de Russie et du monde entier.
Ce n’est pas avec lui que Poutine avait négocié la fin de la deuxième guerre de Tchétchénie, ni à lui qu’il avait confié le pouvoir, mais à son père. Malheureusement des indépendantistes irréductibles ont fait sauter le père avec la tribune officielle à l’occasion d’un match de football, et dans la précipitation on a confié le pouvoir au fils. On le croyait stupide en raison de son manque d’éducation et de son goût pour les grosses voitures et les montres chères, goût qu’il partage avec celui qui l’a mis au pouvoir. On croyait pouvoir en faire ce qu’on voulait et compter sur une loyauté sans borne, en lui payant tous les jouets qu’il voulait. Il s’est montré finalement plus malin et plus gourmand : il se voit maintenant comme un nouveau Staline, comme lui brute descendue du Caucase et capable d’hypnotiser les Russes, ou même Commandeur des Croyants, dans une guerre sainte contre le grand "shaitan" américain. Il a, il ya quelques jours, appelé tous les dirigeants arabes à s'opposer par les armes à "l'Occident inhumain, sans foi ni valeurs". On imagine un président de région français, ou de lander allemand, se permettant une telle déclaration... Mais il faut le comprendre, déboussolé dans sa simplicité par la violence de la rhétorique russe, il croit sincérement par là faire plaisir à son maître du Kremlin. Il se dit d'ailleurs persuadé que les "shaïtan" de Juzhno-Sakhalinsk sont inspirés ou payés par des agents de l'étranger qui veulent brouiller les russes orthodoxes et les russes musulmans pour tirer les marrons du feu.
L’armée Russe saurait bien comment se débarrasser d'un allié devenu incontrôlable, d'autant plus qu'elle n’a pas oublié que son clan a d’abord choisi le camp séparatiste avant de passer du côté des fédéraux. Le FSB ne rêve que de le supprimer, ulcéré par l’impunité et l’insolence de ses protégés jusqu’à Moscou. Mais Poutine n’est pas prêt à engager une troisième guerre de Tchétchénie, alors qu’il n’a pas encore complètement renoncé à en engager une première d’Ukraine.
En tout cas, la mauvaise volonté de Kadyrov à l’égard du centre est de plus en plus évidente. Alors que le procureur fédéral Bastrykine annonçait hier qu’il avait des preuves que Jatseniuk, le premier ministre ukrainien, honni à Moscou, avait participé à la première guerre de Tchétchénie et y avait procédé à la torture et à l’exécution sommaire de soldats russes, Kadyrov annonce aujourd’hui benoitement qu’il n’en a jamais entendu parler, et que cela l’étonnerait grandement, vu que Jatseniuk « est une lopette et pas un homme ».
Kadyrov est un clown. Il se croit important parce que de vieilles stars mondiales sur le retour et en délicatesse avec le fisc de leur pays, comme Maradona ou Depardieu, viennent se refaire une santé en posant avec lui aux frais des contribuables et des retraités russes. Malheureusement de tels clowns peuvent aller très loin, toute l’histoire du vingtième siècle en témoigne.
Cet été à Paris le gardien de nuit de mon hôtel arborait un beau tee-shirt tricolore frappé du mot Russia et de l’aigle bicéphale. J’ai cru pouvoir lui adresser deux mots en russe mais il ne le parlait pas. Par contre il m’a déclaré tout son amour pour Poutine, et surtout pour Kadyrov, dont il est convaincu qu’il est le seul à pouvoir tenir tête à " l’impérialisme américain ". Le jour ce jeune homme en colère est en master de commerce à Dauphine…