“Voilà où nous en sommes.
Notre mouvement Pour la Liberté revendique le pouvoir, cherche à prendre le pouvoir, a droit au pouvoir.
Nous partons du fait qu’à l’occasion de tout transfert de pouvoir l’existence d’une organisation populaire est seule capable d’assurer la préservation de la Russie, son intégrité politique, territoriale et politique.
A l’occasion des “Troubles” qui ont affecté la Russie au début du 17ème siècle un tiers de la population russe a disparu. La Russie a été sauvée, comme nous le savons tous, par la milice réunie par Minine et Pojarski. Mais cette milice n’a été formée qu’au cours de la huitième année des “troubles”.
A ce moment-là la grande majorité de l’élite avait déjà prêté serment à un premier imposteur, puis à un deuxième, et certains même à un troisième. Les esprits les plus éclairés, les fonctionnaires les plus titrés et les plus influents de Russie se sont révélés incapables de quoi que ce soit.
Depuis lors nous avons encore connu plusieurs périodes de troubles. Et à chaque fois nous nous sommes retrouvés quasiment dans le même état d'impréparation.
Nous devons en tirer la conclusion suivante : la milice populaire doit être permanente.
Nous devons en créer une.
Comment occuper cette milice en temps de paix, nous le savons.
Et nous le savons d’autant mieux dans une époque où la paix a disparu.
L’exemple le plus récent. Si une telle milice avait existé en Russie en 2014 les frontières des Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk auraient été repoussées bien plus loin vers l’Ouest. Existeraient pour le moins aujourd’hui les Républiques Populaires de Kharkov, Kherson et Odessa. Mais cette milice n’existait pas. Pendant longtemps le gouvernement a préféré s’appuyer sur les jeunes pousses du Seliger (nom du lac autour duquel tous les ans le président Poutine réunit les organisations de jeunesses, ndt) qui se sont montrées incapables de toute action politique véritable.
Nous ne nous appuyons pas sur les conformistes, nous nous appuyons sur les citoyens.
Le libéralisme sous sa forme vulgaire, comme occidentalisme frénétique, darwinisme social et russophobie permanente, n’est pas notre ennemi principal, mais est sans hésitation un de nos ennemis.
Nous partons du fait qu’une grande part des élites politiques, financières et culturelles russes s’est formée après 1991, dans une ambiance libérale, et adopte aujourd’hui des positions patriotiques par mimétisme, quand elle s’aperçoit qu’elles sont devenues des tendances populaires majeures.
Que des troubles surviennent à nouveau et nombreux parmi eux prêteront allégeance au premier imposteur venu.
La grande majorité des élites ne pensent pas encore dans des catégories nationales.
La fameuse “nationalisation des élites” n’a en grande partie pas encore eu lieu.
Notre tâche est d'influencer les élites, d'imposer un changement des élites, de remplacer les élites si nécessaire.
Nous ne sommes pas des ennemis de l’Etat, nous sommes le véritable fondement de l’Etat.
Nous ne sommes pas simplement contre le mal et pour le bien.
Nous sommes pour la vérité, pour la vérité de la majorité normale.
Les excentriques nous fatiguent.
Nous savons être excentriques mieux que quiconque.
Mais.
Assez d’excentricité et de postmoderne.
Parce que.
Dieu existe.
Nous n’avons qu’une patrie.
La famille est l’union d’un homme et d’une femme.
Défendre sa patrie les armes à la main, voilà la norme.
L’expansion, diplomatique, culturelle, politique, linguistique, et dans certains cas, par la guerre, voilà la norme.
Nous vivons dans un monde où se déroulent 42 guerres.
Tous ceux qui veulent nous persuader qu’au 21ème siècle il faut résoudre les problèmes de manière civilisée ne veulent en réalité que notre capitulation.
Dans le concept de “civilisé” nous ne mettons qu’un sens : tout ce qui contribue à la préservation, au renforcement et à l’expansion de la civilisation russe est civilisé.
Et enfin.
La liberté, voilà la norme.
La Russie est un pays de citoyens libres.
Alors que l’opposition libérale estime que notre bonheur est de devenir les esclaves de l’Occident, notre nouvelle bourgeoisie pense que nous sommes ses esclaves et que nous devons en être heureux.
Tous ceux qui veulent voir un serf dans l’homme russe risquent un jour de voir surgir à nouveau de derrière les îles les embarcations de Stenka Razine (chef Cosaque du 17ème siècle qui a conduit dans le sud de la Russie une jacquerie particulièrement violente contre les propriétaires terriens. Comme Prilepine, il disait ne s’en prendre qu’aux fonctionnaires et aux riches, mais respecter le Tsar...).
Notre tâche la plus importante, déprivatiser le concept d'opposition.
Aujourd’hui le concept d’opposition est monopolisé par les occidentalistes.
Des occidentalistes âgés, visqueux, ennuyeux, qui ne nous ennuient pas depuis hier, mais depuis plus de 25 ans déjà. Ils ont pourtant réussi à imposer à une grande partie de notre jeunesse des opinions libérales complètement dépassées dans le reste du monde, et à se présenter comme des innovateurs.
Mais ils sont archaïques.
Ils professent des opinions archaïques qui suscitent la nausée dans une immense partie de la population des Etats-Unis, de l'Europe et surtout de l'Amérique Latine.
Tout ce que l’opposition peut proposer aujourd’hui : allons, faisons comme les pays normaux !
Mais ces fameux pays normaux n’existent déjà plus. Le monde se dirige vers une nouvelle crise, économique et spirituelle. Se raccrocher aux pays normaux au moment où ils s’enfoncent dans la crise et le chaos, c’est de la folie.
Et ils veulent nous entraîner dans cette folie.
Nous devons inventer l’image d’un nouveau patriote éclairé, brillant, efficace et éduqué, qui n’a pas honte de ses idées.
Un patriote capable de défendre ses idées, et au besoin, de les imposer.
Capable d’élaborer une stratégie ouvertement d’opposition, et même d'opposition radicale, et de la mettre en œuvre.
L’Etat peut se tromper.
L’Etat n’est pas a priori une machine idéale.
Et la révolution n’est pas a priori un mal.
Si demain nous nous réveillons en plein cauchemar, et comprenons que ce n’est pas un rêve, mais la réalité : Grigory Yavlinski dirige la Russie, Mikhail Khodorkovski est premier ministre et Léonid Gozman ministre de la défense, alors la révolution est un bien.
Bien plus, y participer devient le devoir de chaque citoyen.
Mais mieux vaut ne pas laisser les choses en arriver là.
Mieux vaut avoir une milice prête à agir.
Une classe de patriote têtus, efficaces et rationnels, modernes comme le dernier iPhone et convaincants comme un fusil d'assaut Kalachnikov.
Voilà ce que nous devons devenir.
On nous reconnaîtra de loin.
La Russie doit être plus à gauche en matière économique et plus à droite dans les relations internationales. C'est ça l’équilibre russe : balancer d’un extrême à l'autre. Et certains voudraient nous conseiller de tenir le milieu, de rester au centre.
Non, nous attaquerons par la gauche et par la droite.
Ça aussi, c’est normal.
Demandez à Steven Seagal (acteur américain de films d’action, spécialiste des arts martiaux, ami de Poutine, citoyen serbe et russe depuis peu, cofondateur avec Prilepine et quelques autres freaks de la politique et de la culture russe du parti Pour La Vérité, ndt).
Dans la Russie d’aujourd’hui une nouvelle tendance pourrait apparaître : se réconcilier avec l'Occident et faire des compromis. Ces processus pourraient sembler raisonnables si notre génération n'avait pas connu les époques de Gorbatchev et de Eltsine.
Nous ne sommes pas le Kremlin et nous pouvons nous permettre d’appeler les choses par leur nom.
L’Occident est une civilisation unique.
Nous aimons l’Occident.
Et pourtant.
Les élites occidentales nous tromperont à la première occasion et nous trahiront. C'est comme ça et pas autrement.
La russophobie est le mode de vie des élites occidentales, politiques et médiatiques, depuis toujours et pour longtemps.
C’est un fait.
Quiconque en Russie commence dans un premier temps à défendre l’idée d’un rapprochement avec l’Occident, dans un second temps passe à la trahison des intérêts nationaux.
Nous vous le garantissons, ceux qui demain annonceront faire la paix avec l’Occident lui livreront le Donbass le surlendemain.
C’est pourquoi nous devons contrôler l'élite.
Nous pouvons l’autoriser de se rapprocher avec l’Occident que dans un seul but : prendre à L’Occident tout ce qu’on peut lui prendre en payant trois fois moins. Et tant qu’on y est, doubler la superficie du Donbass.
Voilà à quoi doit ressembler une politique nationale.
Tout le reste vient du diable.
Encore plus de souveraineté.
La Russie a besoin d’encore plus de souveraineté.
D’une entière indépendance alimentaire, financière et politique.
Et pour finir : la Russie vit dans une atmosphère de terreur culturelle.
La terreur de l’anticulture est à nos portes.
D’un côté la Russie est terrorisée par les russophobes et les dégénérés.
D’un autre côté la terreur est entretenue par l'ensemble de la machine médiatique d'Etat qui abrutit les grands peuples de Russie à coup feuilletons débiles et d’interminables émissions de variété.
Nous sommes un pays de grande culture.
Une grande culture, comme n’importe quelle culture, doit être entretenue.
Sinon les mauvaises herbes la dévorent.
Les mauvaises herbes ont toujours une bonne audience.
Mais il ne faut pas encourager les gens dans leur tendance à la bassesse.
Sinon nous ne construirons pas une super-civilisation.
Le problème de la Russie n’est pas que les vampires mènent le bal à la télévision.
Le problème est que les vampires se sont emparés de YouTube et l’ont privatisé.
A quoi bon chasser toute vulgarité des chaînes de télévision publiques si tous ceux qui souhaitent regarder des créatures bisexuelles pour égayer leur réveillon peuvent les trouver sur le câble ?
En ce qui concerne YouTube nous devons y créer un milieu actif, agressif et concurrentiel.
Le mouvement Pour La Liberté revendique le pouvoir, cherche à prendre le pouvoir, a droit au pouvoir.
Je n’ai pas peur de dire que nous sommes meilleurs que le pouvoir, plus brillants que le pouvoir. Plus méchants que le pouvoir. Plus doux que le pouvoir.
Voilà comme nous sommes.
Merci.”
C'est un peu long, je sais, mais la traduction est intégrale. Je ne voulais pas que les admirateurs de Poutine encore nombreux sur médiapart m’accusent de m’appuyer sur des phrases coupées de leur contexte. Tout le contexte est là, jusqu’à la nausée.
Quelques remarques de style d’abord. Prilepine est un écrivain, et pas des moindres, un styliste, et c’est certainement aussi pour cela que le Kremlin l’a choisi pour diriger un parti par ailleurs plutôt constitué de bric et de broc, et surtout de clowns, en particulier les acteurs Steven Seagal et Ivan Okhlobystine. Le dernier est aussi pope, et célèbre pour avoir déclaré que les homosexuels doivent être brûlés vifs. On ne sait pas si Depardieu, citoyen russe comme Seagal, a été contacté.
Le texte frappe surtout par sa concision étudiée, que la traduction française rend très mal, ses phrases nominales et le retour systématique à la ligne, jusqu’aux étonnants “Mais.” et “Parce que.” On retrouve le style et la disposition des textes de l’agitprop des débuts de la Révolution. Le modèle de Prilepine est visiblement Maïakovski, rien de moins. L'esthétique du mauvais garçon, du poète voyou, crâne rasé et mâchoires serrées. Mauvais genre qu'on retrouve aussi dans l'usage de quelques tournures familières et du jargon des bandits, dans les menaces voilées, des manières de s'exprimer qu'affectionne aussi le président russe.
Pour le contenu je me contente de relever et commenter quelques thèmes qui ont besoin d’être replongés dans le contexte politique russe pour être bien compris.
Thème 1 : le transfert. La question obsessionnelle de la politique russe cette année : comment Poutine va-t-il faire pour rester au pouvoir après 2024, alors que la constitution lui interdit de briguer un 5ème mandat. On voit que Prilepine comme beaucoup de Russe ne peut imaginer une transition pacifique ou une alternance démocratique. Le mot “troubles” est agité quotidiennement comme un épouvantail. Il faut donc que VVP reste au pouvoir, si possible pour toujours. On essaie de faire un nouveau pays, une Union avec la Biélorussie, qui aurait besoin d’un nouveau président, qui repartirait pour deux longs mandats. Devinez qui. Mais Loukachenko ne se laisse pas faire. VVP propose donc une révision constitutionnelle. Il n’impose pas d’emblée comme un vulgaire Bouteflika qu’on lui autorise à se présenter une nouvelle fois. Il réunit une commission pour la révision constitutionnelle, constituée d’une dizaine de juristes aux ordres et d’une quarantaine de personnalités de la société civile, artistes, anciens sportifs, cosaques et cosmonautes, le cocktail habituel de fayots, dont notre Zakhar Prilepine, intronisé par-là écrivain officiel du régime. Et quelle est une des premières propositions spontanées de la commission avec l’indexation des pensions de retraite ? La création d’une fonction de Dirigeant Suprême de la Nation, supérieure à celle de président, et exercée à vie... On voit ici comment Prilepine entend le transfert et quel est la sincérité de sa position “ouvertement oppositionnelle”. Les Russes sont appelés le 22 avril prochain à participer à un referendum qui entérinera la nouvelle constitution.
Thème 2 : l’expansion. Une autre idée dans l’air du temps. Et elle ne concerne pas seulement le projet d’Union avec la Biélorussie. Dans plusieurs discours récents Poutine a répété que tout le rivage nord de la Mer Noire appartient historiquement et ethniquement à la Russie. Ce qui correspond assez exactement aux régions de l’Ukraine que Prilepine veut annexer au Donbass et par là à la Russie : Odessa et Kherson. Il ajoute Kharkov pour faire bonne mesure.
Thème 3 : la russophobie. Une tarte à la crème de l’idéologie poutinienne, mais vieille comme les tsars ou le PCUS : si vous n’aimez pas Poutine (Staline, Nicolas II...) vous n’aimez pas la Russie ni les Russes. La Russie il faut l’aimer tout entière, avec ses bouleaux, ses samovars, ses izbas, son goulag et ses fonctionnaires corrompus. Sans trier. Vous aimez Pouchkine, prenez Poutine avec. Avec la même logique, si vous n'aimez pas Macron, vous êtes francophobe, presque raciste. Dans le même ordre d'idée ceux qui de l'extérieur critiquent Poutine ne comprennent rien à la profondeur et aux subtilités de l'âme russe. Au moins un siècle qu'on nous ressert ce plat.
Thème 4 : slavianophiles et occidentalistes. Encore une très vieille lune du débat d’idée en Russie. Ceux qui veulent singer les occidentaux sont des ennemis du peuple. La Russie a une voie propre de développement, liée à son histoire et à sa singularité culturelle, il faut la respecter et ne pas la juger selon des critères qui lui sont étrangers. Sinon que ce que les slavianophiles construisent à chaque fois dans leur pays tellement mystérieux, c’est une bonne vieille kleptocratie militariste dont on retrouve des exemples partout dans le monde. On remarquera que si Prilepine ne veut pas s’inspirer d’un modèle occidental quand il est démocratique et libéral, par contre quand l’Occident semble se détourner de la démocratie, alors il redevient un modèle légitime.
Thème 5 : le peuple contre les élites. Encore un thème venu d’Occident. C’est beau comme du Le Pen, du Farage ou du Salvini. Les experts du Kremlin effrayés par les Gilets Jaunes se sont dit que si ça devait arriver en Russie, il valait mieux que ce soit dans le cadre d’un projet contrôlé par eux que spontanément. Ils ont soufflé à Prilepine un vieux thème populiste, la majorité silencieuse, et notre styliste de changer de manière inattendue l’épithète : “majorité normale”. En un effet spéculaire infini on peut s’attendre à ce que les populistes de l’Ouest reprennent la formule à leur compte. Bien sûr le nouveau parti de Prilepine se propose de dire tout haut ce que les Russes pensent tout bas. On connaît la musique.
Thème 6 : l’Idée russe. Le régime la cherche depuis 20 ans : comment souder le peuple derrière son chef, avec quel ciment idéologique, puisque le socialisme a fait naufrage. Ici Prilepine n’invente rien non plus et se contente de reprendre le programme conservateur proposé par Nikita Mikhalkov essayant de renouer avec le passé autocratique : l’Orthodoxie, la Patrie, la Famille. La version russe du sabre et du goupillon. Voilà ce que Prilepine vend comme révolution et modernité digne d’un iPhone...
Thème 7 : la post-démocratie comme trend. Une idée déjà formulée par VVP dans un entretien récent à un grand journal occidental : le libéralisme c’est fini, la mode est aux leaders autoritaires et charismatiques comme Erdogan, Trump, Orban, Xi Jinping et moi-même. Dans son discours le contempteur des valeurs occidentales Prilepine va chercher la confirmation de ce trend aux Etats-Unis, en Europe et chez Bolsonaro.
Thème 8 : ni droite ni gauche. Mais pas au centre non plus... Encore une vieille rengaine. A gauche dans le domaine économique et social, à droite sur les questions de mœurs et de politique internationale. On nous ressert le paradoxe usé de la révolution conservatrice. Prilépine pratique cet oxymore depuis sa tendre jeunesse et son engagement dans le mouvement National Bolchevique, fondé par un autre écrivain égaré, Edouard Limonov. Son style agitprop Prilepine l’a aiguisé dans le journal de ce mouvement, Limonka (la grenade). Le drapeau et le brassard du mouvement portent une faucille et un marteau noirs dans un cercle blanc sur un fond rouge. Certains font semblant de ne pas voir l’allusion évidente et consciente au national socialisme allemand, lui aussi ni de droite ni de gauche. De ce point de vue-là Prilépine reste constant. La confusion mentale ne le quitte pas.
Thème 9 : la vérité. C’est encore un lieu commun que de rappeler qu’en russe la vérité peut se dire pravda ou istina. La première a un sens plus moral et peut même désigner la justice, la seconde a un sens plus logique et désigne précisément l'adéquation du discours au réel. Concrètement, si vous pensez être du côté de la vérité-pravda, vous pouvez vous autoriser quelques entorses du côté de la vérité-istina. C'est pourquoi l’organe du PCUS s’appelait la Pravda et mentait du matin au soir. C’est de cette vérité élastique que se réclame Prilépine.
Thèmes 10 : la révolution. A rapprocher du thème 8. Prilépine nous a dit qu’il n’aime pas les troubles, et donc ne devrait pas aimer la révolution. Mais il y a, nous explique-t-il, une bonne forme de révolution, c’est celle qui prévient les troubles. Si jamais des élections démocratiques devaient amener au pouvoir l’opposition libérale, alors la milice populaire du parti de Prilepine interviendrait pour renverser ces malfaisants et restaurer VVP sur son trône. On voit que la science politique de Prilepine est du niveau d’Astérix en Corse : d’abord on bourre les urnes et ensuite on se bat. On pourrait en sourire. Mais ceux qui vivent en Russie savent qu’il existe déjà des groupes paramilitaires dont la fonction est de terroriser toute opposition sérieuse. Il y a les Tchétchénes qui ont déjà assassiné plusieurs journalistes et Boris Nemtsov. Il y a les NOD (Mouvement de Libération Nationale) et les SERB, violents et jamais inquiétés par la police, auteurs de nombreuses agressions sur des personnalités d’opposition. Il y a eu au plus fort des manifestations de 2011-2012 les “ouvriers” de l’Usine de Wagons de l’Oural qui menaçaient de venir à Moscou avec des manches de pioche casser la gueule de ces intellectuels moscovites dépravés et vendus à l’Occident. Il y aura maintenant les amis de Prilepine, d’autant plus dangereux qu’ils ont appris à se battre avec lui au Donbass.
Ce qui nous conduit au thème 11 : la violence. Omniprésente et héroïsée dans ce discours, elle est aussi obsessionnelle dans l'œuvre de l'écrivain qui souffre visiblement d'une fascination morbide pour les armes. Il appellerait ça “la norme”. Mais il n’est pas le seul. Le traumatisme de la perte de l’Empire, la commémoration compulsive de la guerre, la justification par le communisme de la violence politique, la complaisance pour les violences domestiques, scolaires, dans l’humiliation systématique des bleus à l’armée, l’esthétique de la brutalité, la passion collective pour les sports de combat les plus violents, tout cela produit une culture de la violence dont on connaît peu d'équivalent ailleurs dans le monde. Et un cocktail explosif quand un leader vieillissant cherche à sauver son pouvoir dans des aventures militaires extérieures.
Thème 12 : la terreur intellectuelle et culturelle. Encore un thème emprunté aux populistes occidentaux. Nous avons subi pendant plus d’un demi-siècle la terreur intellectuelle de la gauche, il est temps de s’en libérer, soyons fièrement de droite, sans complexes, et même un peu racistes et homophobes. Ça fait tellement de bien. On dirait parfois que Prilepine est un lecteur de Zemmour. Il se fixe donc pour tâche de libérer la Russie de ce terrorisme intellectuel et culturel et trouve aussitôt le grand coupable : internet. On lui saura gré de ne pas vouloir, comme les poutiniens habituellement, interdire ou couper internet, mais simplement l'occuper.
Thème 13 : la souveraineté. Encore un mot creux cher aux populistes, mais qui fonctionne comme un signal : ils salivent dès qu’ils l’entendent. On se demande bien quelle souveraineté supplémentaire Prilepine réclame pour la Russie, elle qui n’en fait déjà qu’à sa tête et intervient militairement où bon lui semble, elle qui profite d'un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, dont elle use et abuse à coup de vetos. Le jeune stratège et fondateur de parti doit donc lui donner un contenu extrême : l’autarcie complète, alimentaire et culturelle, le vieux réflexe russe de la fermeture sur soi, l’Albanie ou la Corée du Nord comme horizon. Et là on se dit que le projet n’est pas très sérieux et a été vraiment bâclé.
Pour finir, deux thèmes transversaux et à peine affleurants, mais signaux très nets de reconnaissance pour la nouvelle droite européenne, et récurrents dans le parcours personnel de Prilepine, l’homophobie et l’antisémitisme. Les trois personnalités d’opposition dont il présente l’accession légale au pouvoir comme un cauchemar et sur lesquelles il rêve de lâcher sa milice ont des origines juives notoires. Ce n’est pas un hasard, Prilepine sait ce qu’il dit et à qui il le dit.
Qu’est-ce que l’écrivain est allé faire dans cette galère et que cherchent ceux qui ont mis cette galère à l’eau ?
Certainement un parti spoiler de plus, destiné à prendre des voix à l’opposition. Un remake de l’expérience du parti Rodina (patrie) entre 2003 et 2006, qui avait permis d’affaiblir durablement le parti communiste, qui depuis est devenu lui aussi un parti spoiler. Les véritables partis d’opposition ne peuvent exister en Russie. Ils ne sont jamais enregistrés par la commission électorale, pour les motifs les plus surréalistes.
Ce n’est pas seulement un parti qui se crée ici, c’est aussi une milice : si jamais la réforme électorale ne tournait pas exactement comme il faut, que tout le monde sache que le recours à la violence n’est pas exclu.
Mais encore quand un VVP vieillissant et de moins en moins populaire cherche à s’installer pour toujours au pouvoir, laisser miroiter l’espoir de quelques personnalités alternatives jeunes et dynamiques.
Et enfin essayer de contrôler et mettre au service du régime la lame de fond populiste mondiale qui ne peut manquer d’atteindre aussi la Russie. Le projet “Pour la Liberté” ressemble beaucoup à d’autres projets politiques européens que le Kremlin soutient financièrement et médiatiquement comme le Rassemblement National ou la Ligue du Nord. “Pour la Liberté” comme maillon de la grande internationale populiste-fasciste, tel un nouveau Komintern poutinien, ou plutôt Fascintern.
Quant à l’écrivain, il prend peut-être au sérieux la perspective d’un destin national. Son dernier texte (Ceux du Donbass) qui relate son expérience de chef d’un bataillon sur le front du Donbass témoigne d’une vanité grandissante : moi ordonnant une préparation d’artillerie, moi dans les tranchées, moi distribuant généreusement des cigarettes et de la vodka à mes hommes, moi et mon 4X4, moi et Zakhartchenko, moi et Monica Bellucci, moi au salon du livre à Paris, moi et Kusturica, moi et Nikita Mikhalkov...
Avec ce dernier il partage d’ailleurs le destin d’un artiste détruit par son instrumentalisation politique.
Heureusement, si nous voulons lire des écrivains épargnés par cette peste, il y a encore les très postmodernes Vladimir Sorokine, Evguenyi Vodolazkine ou Andreï Astvatsaturov.