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Billet de blog 15 avril 2016

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L'économie russe a-t-elle enfin touché le fond?

Ce début de printemps semble plutôt favorable à l’économie russe : le prix du pétrole augmente, le rouble prend des forces, les investisseurs internationaux s’intéressent aux euro-bonds russes. Néanmoins il n’y a pas plus qu’avant de raisons d’espérer en un retour de la croissance. Traduction d'un article de l'économiste Viatcheslav Inozemtsev sur rbc.ru.

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Toucher le fond ?

Le président Vladimir Poutine lors de sa "ligne directe" du 14 avril a déclaré que « la situation ne s’est pas encore rétablie, mais la tendance est positive, il est encore difficile de sentir le fond, mais c’est pour bientôt. »

Il est vrai que l’arrivée du printemps a apporté de nouvelles raisons d’espérer à ceux qui suivent de près le développement de la crise économique en Russie. Elles sont liées surtout à l’augmentation des prix du pétrole (de 28$ le baril en janvier à presque 45 à la mi-avril) et à la hausse du cours du rouble (de 83,2 roubles pour 1$ le 22 janvier à 66-66,5 roubles ces derniers jours). C’est arrivé sur le fond des négociations entre les pays producteurs de pétrole portant sur le gel de leur extraction, ce qui a donné le sentiment que la crise des marchés des matières premières allait être surmontée et que les prix du pétrole allaient revenir à un niveau « confortable ». Ainsi ce n’est pas seulement le pouvoir, mais la spéculation boursière elle-même qui a recommencé à trouver intéressant le marché russe, misant comme jamais depuis longtemps sur la consolidation du rouble et se jetant avidement sur les euro-bonds russes.

Cela signifie-t-il que le fameux fond est atteint et que la situation de l’économie russe va enfin commencer à s’améliorer ? Je serais plutôt tenté d’inciter à la prudence à l’égard de ces jugements trop optimistes, et cela au moins pour quatre raisons.

Les problèmes de l’économie réelle

Pour commencer la situation dans le secteur réel de l’économie et dans le commerce reste très difficile. Selon les estimations du « Centre pour le développement » de l’Ecole Supérieure d’Economie, sur les derniers mois, comparés à la même période de l’année dernière, seul le secteur de l’extraction a connu une croissance peu significative (+1,3%), alors que celui du bâtiment baissait de 4,8%, les industries de transformation de 5%, le commerce de gros et de détail de 7,6 et 11,1% respectivement. Cela n’encourage pas à l’optimisme, la faiblesse du rouble, comme on le voit, ne stimulant ni le bâtiment ni l’industrie. En outre c’est justement la tendance à se « débarrasser de ses roubles au plus vite » qui a soutenu le commerce pendant les pires moments de panique sur le marché des devises. Cela signifie que la « stabilisation » du cours du rouble peut conduire  à une réduction prolongée de la demande (les gens vont cesser d’essayer de se débarrasser de leur argent, et cela n’aide en rien la croissance).

En Janvier-février 2016 les exportations russes se sont écroulées de 34,5 % par rapport à la même période de l’année dernière, pendant que sur la même période les importations ne diminuaient que de 18,1 %. En février 2015, la situation était exactement inverse : à cette époque les exportations avaient diminué de 18,5%, et les importations de 34,4 %. Ce dernier chiffre indique que le potentiel du « remplacement des importations par les produits russes », sur lequel on fondait les plus sérieux espoirs l’année dernière, est épuisé et que non seulement le secteur des industries de transformation, mais encore peut-être même l’agroalimentaire, ne pourront servir de base à la croissance économique. De plus la consolidation du rouble fait baisser la demande et la population commence à se dire que ce doit être le bon moment pour convertir ses revenus en devises et les transformer en épargne. Cela a peu de chance de conduire à une nouvelle récession, mais ça ne permet pas non plus d’envisager le terme de la tendance régnante à la stagnation.

Diminution des dépenses publiques

Deuxièmement le budget de l’Etat reste soumis à une forte pression du fait des prix bas du pétrole, et par conséquent de la faiblesse de ses revenus. Les entrées d’argent dans le budget fédéral en janvier-février représentent 13,4% de ce qui a été planifié pour l’année, ce qui représente un manque-à-gagner d’environ 1/5 de la valeur prévue, ou encore, si cette dynamique se maintient, un déficit de près de 3 trillions de roubles. On remarque dès maintenant que l’Etat est prêt à dépenser non seulement son Fond de Réserve, mais encore ses autres « cagnottes », ce que montre le transfert de 150 milliards de roubles de la réserve présidentielle pour la recapitalisation de la Banque pour le Commerce Extérieur. Il ne faut pas oublier que pour les premiers mois de cette année pratiquement le seul composant de la croissance du PIB fut l’augmentation des stocks, en grande partie conditionnée par les investissements publics dans le développement du Complexe Militaro-industriel. Si dans les prochains mois nous assistons à une « optimisation » des dépenses publiques, il faudra s’attendre à un nouvel affaissement généralisé de l’économie.

La situation financière catastrophique des régions et donc la réduction des dépenses dans la sphère sociale de la part des budgets régionaux aura de la même manière des répercussions négative sur la demande globale. En outre, dans les conditions de faible prix des matières premières et de stagnation du secteur des transports, les programmes d’investissement des grandes compagnies sont revus à la baisse. C’est le cas pour Gazprom, pour Rosneft et pour les Chemins de Fer Russes, et l’effet s’en fera sentir dès les prochains mois. Ainsi les dépenses publiques et celles des grands groupes publics, qui constituaient l’un des moteurs principaux de la croissance économique toutes ces dernières années, vont cesser de jouer ce rôle dès la seconde moitié de l’année 2016, et cela ne risque pas d’être un facteur de reprise.

Consommateurs pauvres et compagnies prospères

Troisièmement, l’économie souffre de la situation très difficile autour d’une part des crédits à la consommation pour la population, et d’autre part de l’épargne des fonds provisoirement non investis des entreprises. Dans le domaine du crédit à la consommation, la situation est proche de la catastrophe. Selon les données bancaires, 17% des crédits accordés à des particuliers n’ont pas été remboursés à temps. Environ 400000 personnes sont prêtes à se tourner vers les tribunaux pour être déclarées en faillite personnelle. Dans le même temps, après une pause relative, les banques recommencent à distribuer les crédits à tour de bras, voyant en eux une de leurs dernières sources de profit, alors qu’une telle politique comporte des risques certains au moment où les revenus de la population diminuent. Ces risques vont se matérialiser l’année prochaine, si ce n’est pas dès cette année.

Au même moment les fonds inutilisés croissent sans cesse sur les comptes des entreprises et atteignent déjà les 3,5 trillions de roubles, ce qui témoigne du fait que les entreprises n’ont vraiment pas envie d’investir alors que la période d’incertitude se prolonge. Cette conjonction de consommateurs sans argent et de compagnie qui thésaurisent annonce plutôt une nouvelle phase de récession qu’un sursaut de l’activité économique. Il est difficile de dire quand ce facteur produira ses effets, mais il est certain qu’il influencera la situation économique dans les prochains mois ou les prochaines années.

Ralentissement global et problèmes locaux

Quatrièmement l’économie globale commence à ralentir notablement. Si la période 2013-2015, pendant laquelle la Russie était entrée en récession, avait été pour le reste du monde plutôt favorable (l’économie américaine croissait de 2,3% par an, l’UE de 1,2% par an), la période qui vient sera celle d’une croissance ralentie. Cette année on s’attend à une diminution, certes minime, du PIB du Japon, à une baisse de 0,3-0,4% de celui des USA et de l’UE, et à l’entrée en récession des partenaires principaux de la Russie dans l’Union Douanière, la Biélorussie et le Kazakhstan. Le moteur principal de la croissance globale, La Chine, suscite de sérieuses inquiétudes. Cela, ajouté aux déceptions croissantes rencontrées sur les marchés émergents, ne peut avoir qu’une influence négative sur l’économie russe.

A ces circonstances fondamentales s’en ajoutent toute une série de plus particulières, mais qui n’en sont pas moins essentielles. Bien sûr au premier rang on trouve le caractère imprévisible de la politique économique du gouvernement, renforçant sans cesse son contrôle sur l’économie, minant les bases de l’initiative entrepreneuriale et jour après jour manifestant son nihilisme juridique. Vient ensuite l’influence négative du pessimisme de la classe moyenne, toujours plus encline à l’émigration (tous les indicateurs dans ce domaine ont sérieusement augmenté au cours de l’année 2015). On continue à gaspiller les ressources de l’Etat dans des projets chers et insensés, comme la construction du cosmodrome Est ou la préparation au championnat du monde de football. Enfin s’ajoute l’influence négative, même si elle n’est pas décisive, des sanctions occidentales et de l’implication de la Russie dans les conflits syrien et ukrainien.

Je me risque à prédire que les prochains mois apporteront des succès locaux limités et que, dans la mesure où les contrats à terme pétroliers se renchérissent et se transformeront en juin-juillet en livraisons réelles à des prix plus élevés, nous verrons certains chiffres du deuxième trimestre en hausse par rapport à ceux du premier. Cependant il y a peu de chance pour que la hausse des prix du pétrole se poursuive au-delà de 50$ le baril ; l’effet de l’indexation des retraites en été ne durera pas longtemps ; ni le « programme anti-crise », ni les cadeaux financiers avant les élections législatives de septembre ne changeront grand-chose à la situation, et la hausse du rouble va réduire à peu de chose les effets de la hausse des prix du pétrole pour le budget.

Il n’y a fondamentalement pas de raison pour que la croissance économique reparte : d’un côté parce qu’il n’y a pas assez de liberté économique dans le pays et que le rôle de l’Etat y est trop grand, de l’autre parce que du point de vue des indicateurs principaux nous n’avons pas touché encore le fond atteint en 2008. En réalité, nous n’assistons pas maintenant à la crise de 2014-2016, causée par la chute des prix du pétrole, les sanctions et l’implication de la Russie dans des conflits régionaux, mais à une dépression durable, dont nous avons bien essayé de sortir en 2011-2013, sans y réussir. C’est justement ce sentiment de fatalité qui empêche l’économie russe de retrouver la croissance, et il devient malheureusement de plus en plus fort à mesure que s’exacerbent nos phobies nationales.

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