Boris Nemtsov, un des leaders historiques de l’opposition russe a été abattu dans la nuit du 27 au 28 février de quatre balles dans le dos. Le Courrier de Russie, petit journal francophone financé par la Chambre de Commerce et d’Industrie Franco-Russe, elle-même soutenue par des hommes d’affaire russes très proches du Kremlin, avait déjà avec beaucoup de zèle relayé la voix de son maître lors de l’annexion de la Crimée.
Il recommence aujourd’hui en titrant en première page quelques jours après l’assassinat de l’opposant « La chute du tombeur ». La « chute », cela signifie qu’il est simplement tombé, tout seul, personne ne la poussé, il n’y a ni coupable, ni responsable, sinon lui-même. Le « tombeur », pour rappeler que l’homme politique avait une vie sentimentale agitée, ce qui chez les « journalistes » du Courrier de Russie, devrait aussitôt disqualifier son action et ses convictions. Pour le journal comme pour le parti au pouvoir en Russie et comme pour l’Eglise orthodoxe, le libéralisme en politique n’est pas une opinion comme les autres mais le symptôme du libertinage et de la dépravation morale. Boris Nemtsov est un Don Juan de province, un érotomane suspect, une sorte de Strauss-Kahn boréal, pas de quoi s’émouvoir donc.
L’idée est développée dans les pages intérieures par un article de la rédactrice en chef Inna Doulkina intitulé « Je ne suis pas Boris Nemtsov ». Les habitués du journal s’en doutaient bien un peu puis qu’il expliquait en janvier déjà pourquoi il n’était pas non plus Charlie, avec des arguments très proches de ceux de Kadyrov, le Père Ubu du Caucase et un des commanditaires les plus plausibles du meurtre. Sur le site du journal cet article est devenu « Les russes qui ne pleurent pas Boris Nemtsov ». Le texte est long mais l’argumentation simple à résumer.
Premièrement, dans les années 90, comme jeune gouverneur de Nijni-Novgorod puis vice-premier ministre, Boris Nemtsov a participé activement au démantèlement de l’héritage soviétique et la privatisation de son économie. C’est donc à la fois un traître à la patrie, suppôt de l’impérialisme américain et un libéral, suppôt du capitalisme et des oligarques. Même si ce n’est pas bien de tuer des opposants au centre de Moscou, voilà une bonne raison de ne pas pleurer Boris Nemtsov.
Deuxièmement, après l’avènement de Poutine au pouvoir, qu’il avait d’ailleurs soutenu, il passe dans l’opposition où les différents partis qu’il dirige ou soutient ne dépassent jamais quelques pourcents d’intention de vote. Un looser donc, un « illustrissime inconnu » comme dit Mélenchon, sur la même longueur d’onde que I. Doulkina, et là encore, si ce n’est pas une raison pour le descendre, il n’y a quand même pas grand-chose à pleurer ou regretter…
Enfin Boris Nemtsov avait condamné l’annexion de la Crimée, condamnait le soutien de la Russie aux séparatistes du Donbass, avait tenu des discours très critiques sur la politique russe à Kiev même et se préparait à publier des preuves de la présence de l’armée russe sur le sol ukrainien. Cela relève de la trahison, et c'et la preuve de ce qu’il appartenait à ce que les media officiels appellent la « cinquième colonne ». Dans un pays en guerre, quand les sentiments patriotiques sont exacerbés, il ne faut bien sûr pas pleurer la mort du traître, et même ne pas s’en étonner…
A propos de Mélenchon, qui lui aussi n’est pas Boris Nemtsov et refuse de le pleurer : si on applique l’argument selon lequel il ne faut pas verser de larmes de crocodiles sur celui qui a participé à un gouvernement pratiquant une politique d’austérité et des privatisation, comme d’aucun ancien socialiste français, ou sur celui qui ne parvient pas, « illustre inconnu », à rassembler plus de quelques pourcents de l’opinion, comme le Front de Gauche, que devrons nous ressentir si son leader se fait descendre dans la rue ?
Il faut reconnaître que Thomas Gras a produit dans le même numéro une biographie tout à fait équilibrée de B. Nemtsov. Mais comme à part I. Doulkina qui définit la ligne éditoriale (pour exemple cet été elle se disait profondément émue par les odeurs de transpiration virile et d’acier brûlant que dégageaient les combattants séparatistes du Donbass…) et quelques chroniqueurs mondains qui vous ressortent l’âme russe dès qu’ils voient un bulbe doré ou un châle en poil de chèvre, il n’y a pas de journalistes au courrier de Russie, l’essentiel de son contenu consiste en traductions d’articles de la presse russe pas toujours heureusement choisis.
A l’occasion de l’assassinat de B. Nemtsov on a donc reproduit un papier de l’observateur politique B. Kargalitskii, un ancien dissident revenu au communisme, qui écrit pour le site rabkor.ru (« correspondant ouvrier » en français). L’article n’est pas inintéressant, mais après avoir écarté par prétérition quelques thèses complotistes qui plairont, j’en suis certain, à quelques lecteurs de Mediapart (l’opposition flinguant elle-même son leader pour transformer une manifestation qui s’annonçait ratée en funérailles grandioses, la main de la CIA ou des proches de Poutine soucieux de se débarrasser d’un leader devenu encombrant par ses délires impérialistes), il s’agit surtout de régler de vieux comptes des années 90 en reprochant à l’opposant d’avoir encouragé Boris Eltsine à réprimer par les armes le soulèvement d’une partie du parlement russe en 1993. Mais c’est certainement pour sa conclusion que l’article a été traduit : Boris Nemtsov était déjà un « cadavre politique », une fois de plus il n’y a rien à pleurer…On se demande seulement pourquoi dans ce cas le tuer une deuxième fois, et pour de bon ?
Pour avoir une idée du genre d’articles que la rédaction du Courrier de Russie choisit habituellement, un extrait de celui de la dernière page consacré à l’idée d’armée européenne (Pavel Sviatenkov, Izvestia) : « Nous assistons aujourd’hui à un conflit diplomatique entre la Russie et l’Allemagne au sujet de l’Ukraine. A supposer que ce conflit prenne une tournure militaire, il ne manquera pas de consolider fortement la position des Etats-Unis. L’UE y perdra son statut de potentielle superpuissance mondiale pour devenir une union des adversaires de la Russie, ce qu’elle a déjà été aux époques de Guillaume II puis du Führer. Les Etats-Unis, de leur côté, seront le singe intelligent qui observe l’affrontement des deux tigres. » On admire la relecture subtile de l’histoire, nos yeux s’ouvrent, on comprend mieux, c’est beau comme du Dupont-Aignan qui justement s’exprimait ce lundi 16 mars dans les locaux du Courrier de Russie… Quant au mot « singe », il apparaît dans la presse officielle russe chaque fois qu’il est question des Etats-Unis depuis qu’Obama est au pouvoir…
Deux remarques pour finir : 20 jours après l’assassinat de Boris Nemtsov sur le pont Zamoskvoretskii, il y a toujours des fleurs déposées sur le parapet par des mains anonymes sur une trentaine de mètres de long et un d’épaisseur. Chaque jour des volontaires retirent les fleurs fanées. Des bougies y brûlent nuit et jour et la petite foule recueillie qui les entretient se renouvelle sans cesse. Comment expliquer toute cette douleur pour un cadavre politique, un traître et un complice des oligarques ?
Quand des caucasiens tuent un supporter de foot de bon sang russe, il y a trois jours de pogroms et de ratonnades dans toute la Russie, et jusque sur la Place du Manège, à deux pas du Kremlin. Cette fois-ci, rien. Ou bien les opposants ne sont pas de bons Russes, ou bien les tueurs caucasiens sont de vrais patriotes, comme l’a déclaré le président Tchétchène…Il est vrai que le rapport au Caucase a toujours été ambivalent. Quand il s’agit de chauffeurs de taxi, de marchands de fruits ou de travailleurs saisonniers, on a plutôt tendance à y voir des immigrés insolents, voleurs et violeurs potentiels, mais quand il s’agit de tyrans brutaux comme Staline ou Kadyrov, on y voit plutôt des sauveurs de la Russie…