Les années perdues
Dans ces premiers jours qui suivent les fêtes de la nouvelle année les Russes ont les yeux rivés sur les cours du pétrole et du dollar, déjà 77 roubles pour un dollar et 31 dollars le baril de Brent le 12 janvier [respectivement78 et 28 le 18 janvier]. Il est de plus en plus difficile d’accueillir avec calme des chiffres qui semblaient encore invraisemblables il y a peu.
Il n’y a pas lieu de croire que cette nervosité est sans aucun rapport avec les fêtes de la nouvelle année. Au contraire, elle est directement liée à un événement qui n’est pas encore devenu objet de commémoration nationale, l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin il y a seize ans, le jour de la nouvelle année. Et cela parce que c’est justement au chef de l’Etat que nous devons de suivre les cours du pétrole en retenant notre souffle. C’est bien sa politique qui a conduit à ce qu’il ne reste presque plus rien à la Russie hors le pétrole et le gaz.
Dans quel état le pays entre-t-il dans la dix-septième année de règne de son leader ? Le salaire moyen, si on le convertit en dollars, a retrouvé le niveau d’octobre 2005. Le PNB de 2016, si on le convertit lui aussi, s’approche du niveau de 2006. Nous prenons comme chiffres un PNB de 77,2 trillions de roubles pour un cours de 79 roubles par dollar ; pour 2006 nous prenons un PNB de 26,7 trillions de roubles (chiffres Rosstat) et un cours moyen du dollar de 27,17 roubles par dollar (chiffres de la Banque de Russie).
La fuite des capitaux se monte pour les trois dernières années à 280 milliards de dollars. Pendant ces 16 ans le budget militaire a été multiplié par 7,5 si on compte en roubles, et par 4,4 si on compte en dollars. La bureaucratie s’est définitivement transformée en classe dirigeante, avec l’apparition de quelques centaines de nouveaux signes héraldiques [allusion à la passion du fonctionnaire russe pour les écussons, les insignes et les symboles]. Deux guerres ont été engagées ces dernières années, les voisins de l’espace postsoviétique s’écartent terrifiés et les relations avec les principaux partenaires économiques sont gravement compromises.
La Russie debout ?
[Allusion à l’antienne de la rhétorique officielle : Gorbatchev a mis la Russie à genoux, Poutine l’a remise debout avec la Crimée et la Syrie, l’Amérique et l’Europe tremblent…]
En tant que chef de l’Etat Vladimir Poutine a eu de la chance. La conjoncture économique lui a souri en portant les cours du pétrole de 28,5 dollars le baril en 2000 à 102 dollars en moyenne entre 2010 et 2014 (chiffres BP Statistical Review of World Energy). Sous sa direction s’est formé un peuple qui n’aspirait qu’à gagner de l’argent, consommer et se réjouir du retour de la Russie à la position « debout ». Dans de telles conditions il était possible de transformer la Russie si ce n’est en une nouvelle Chine, au moins en de nouveaux Emirats et de poser les fondements d’un décollage durable de l’économie. Mais qu’est-ce qui a été fait en réalité ?
Commençons par le plus simple, par les « moteurs de l’économie russe » tellement vantés par Poutine, les grandes entreprises proches de l’Etat. Gazprom le plus gros monopole du pays, toutes ces années dirigé par un des plus proches amis du président [Alexeï Miller], a construit, et construit encore, des tuyaux tout à fait impressionnants, mais dans le même temps extrait moins de gaz en 2015 qu’en 1999 : 414 milliards de mètres cubes contre 545. On dit que sa capacité est bien plus grande, et même grandit encore, mais que ses problèmes viennent de la faible demande pour le gaz russe. Mais pourquoi ces problèmes ne se sont pas posés au Qatar qui a fait passer son extraction de 24 milliards de mètres cubes à 177, et n’a rencontré aucune difficulté pour les écouler ?
Rosneft [dirigé par Igor Setchine, un autre proche de Poutine], qui pendant toute ces années a absorbé tous les actifs pétroliers possibles, de « Youkos » [la compagnie de Khodorkovsky] à « Itera », a acheté en 2013 TNK-BP pour 55 milliards de dollars, mais sa valeur est aujourd’hui estimée à seulement environ 34 milliards de dollars. La Banque du Commerce Extérieur, la principale « institution de développement » du pays, après toutes ces années de travail acharné se trouve aujourd’hui au bord de la faillite et l’Etat va devoir consacrer 1 trillion de roubles à son sauvetage. « Rostekhnologi » n’est rien sans les commandes militaires qui siphonnent le budget.
Si on porte un regard rétrospectif sur l’histoire de l’économie à l’époque poutinienne, il saute aux yeux que se sont développés presque exclusivement les activités non gouvernementales : le commerce de détail et de gros, les communications, les banques privées, etc. L’Etat n’a été qu’un frein au développement.
Les imbéciles et les routes
[Allusion à la très célèbre citation de Gogol selon laquelle la Russie souffrirait de deux fléaux, lesimbéciles et les routes, éternellement défoncées.]
Le point suivant concerne bien évidemment les infrastructures. Dans un pays qui connaît un boom économique, quelles qu’en soient les causes, même s’il ne s’agit que de pétrodollars tombés du ciel, le premier effet est toujours, c’est la règle, la construction d’autoroutes, de voies ferrées pour les trains à grande vitesse, de ponts, d’échangeurs et de lignes haute tension. Il n’y a qu’à regarder la Chine.
Cela se passe partout, sauf en Russie. En 16 ans pas un seul kilomètre de voie ferrée grande vitesse n’a été livré. En 2014-2015 on a construit 1200 km de route, soit quatre fois moins qu’en 2000. L’autoroute entre Moscou et Saint-Pétersbourg est toujours en construction, comme à la fin des années 90. Selon les données de Gazprom lui-même, le raccordement au gaz des villes et villages russes a augmenté de 0,1% en 2015, pour atteindre 65,4%. A ce rythme les 100% seront atteints au début du 22ème siècle.
En 16 ans l’augmentation des capacités de tous les ports russes a été deux fois moins importante que celle des déchargements du seul port de Shanghai. Moins de fret a transité par la route maritime du nord en 2014 qu’en 1999 : 130 milliers de tonnes contre 460.
Où voit-on que la Russie se soit remise debout ? Où voit-on un territoire unifié par les voies de communication et où il serait commode, sinon agréable, de vivre ? Il n’y en a pas plus aujourd’hui qu’il y a 16 ans. Rien d’autre que de belles promesses, répétées à l’identique tous les ans. Durant toute la durée de sa présence au pouvoir Poutine n’a cessé de promettre « le doublement du PNB » et « se libérer de la dépendance pétrolière ». La première promesse a été énoncée en 2003 et il est intéressant de constater que nous avons toutes les chances de retrouver le PNB de cette année-là exprimé en dollars dès 2018 s’il continue à baisser au même rythme.
Quant à l’émancipation à l’égard de la manne pétrolière, de simples chiffres l’illustrent : en 1999 la part du pétrole et du gaz dans les exportations atteignait 39,7%, elle atteint 69,5% en 2014. Alors qu’aucune transformation industrielle n’a eu lieu en Russie : pendant toute la durée des années Poutine elle est restée le seul emerging market où la croissance de la production industrielle est inférieure à la croissance du PNB.
« Au hasard »
[L’expression russe « наавось », au hasard, est souvent utilisée pour exprimer l’insouciante irresponsabilité de la mentalité russe.]
La « réforme » de la sphère sociale et de la manière de travailler des institutions publiques supposées garantir une vie normale aux citoyens est une véritable catastrophe. Ce pays dont le Trésor éclate littéralement de pétrodollar a quasiment liquidé son système de santé gratuite. Tous les classements internationaux confirment l’effondrement du niveau de l’enseignement secondaire, alors que les établissements de l’enseignement supérieur fabriquent à la chaîne des spécialistes dont les diplômes ne valent rien. Même la « carte de visite » de la Russie poutinienne, le tout puissant Ministère des Situations d’Urgence n’a pas pu venir en aide à quelques dizaines d’automobilistes victimes d’une tempête de neige vers Orsk au moment des fêtes. Inutile de rappeler la fusion de la bureaucratie et de la criminalité : le célèbre film « Tchaïka » a déjà été vu par des millions de personnes [ce documentaire produit par l’organisation de lutte contre la corruption animée par Alekseï Navalnyi met en scène les sordides affaires de la famille du procureur général de la Fédération de Russie ].
Cependant, finalement, le plus impressionnant reste la vitesse à laquelle commence à s’écrouler, et de manière visiblement irréversible, la prospérité imaginaire du pays, à mesure que se dégonfle la bulle pétrolière. Cela fait cinq ans que le gouvernement ne peut rien faire qui puisse au moins freiner le ralentissement de la croissance. Voici trois ans de suite qu’il gèle les fonds de pension privés, ce qui revient en réalité à un emprunt forcé auprès des citoyens. Les fonds de réserves qui faisaient la fierté du pouvoir ces dernières années seront peut-être tous dilapidés dans un an ou un an et demi. Les premiers signes d’une baisse des prix du pétrole ont entraîné la fin de l’indexation des retraites et se profilent à l’horizon des coupes sombres dans des budgets sociaux libellés en une monnaie qui a déjà perdu la moitié de sa valeur.
Le pays est dirigé par un homme qui parle beaucoup mais qui n’est pas prêt à faire quoi que ce soit de concret, se reposant depuis plus de dix ans sur des tendances positives venues de l’extérieur. Cela s’appelle de l’impuissance souveraine. Ce pouvoir est capable de dépenser autant de milliards qu’on veut, mais ne peut ni se fixer une tâche véritablement ambitieuse, ni choisir des cadres honnêtes et capables pour la réaliser, ni stimuler le monde des affaires, ni inspirer aux citoyens autre chose que la répétition de slogans éculés. L’œil fixé sur des cours des futures pétroliers qui s’enfoncent sans cesse, le pouvoir se trouve en état de sidération et se contente d’espérer, selon l’éternelle croyance russe, que le « hasard » finira par tout arranger.