Je terminais il y a peu un précédent billet en plaisantant sur la possibilité que Kadyrov ait au 21ème siècle une place dans l’histoire russe comparable à celle de Staline au 20ème. Je ne croyais pas si bien dire. Des sources proches du Kremlin et du FSB ont déclaré sous couvert d’anonymat à l’agence Bloomberg que Poutine s’était mis en « fureur » à l’annonce de l’assassinat de Nemtsov, et qu’elle avait été redoublée en apprenant l’implication de Tchétchènes proches du clan Kadyrov. Une des sources a même ajouté que « Kadyrov a dans les faits mis sur pied une véritable armée privée et se voit de plus en plus avec une stature de leader national, surtout vis-à-vis des 15 millions de musulmans russes. »
Ces déclarations anonymes sont toujours à prendre avec précaution, mais la précipitation du porte-parole du Kremlin dans ses démentis indique qu’il y a bien un problème. De la même manière, au lendemain de ses propos faisant du principal suspect « un vrai patriote russe », Kadyrov avait été décoré de l’ordre du mérite par Poutine lui-même. Le récipiendaire avait rappelé qu’il était le « fantassin de Poutine » et prêt à mourir pour lui. On reconnait là le lyrisme oriental inimitable du petit despote montagnard. Il avait déjà utilisé les mêmes métaphores lorsque cet automne il avait réuni dans un stade de Groznyï 30000 combattants galvanisés dont quelques centaines sont depuis partis combattre au Donbass. Là encore le porte-parole du kremlin avait été obligé de préciser que la simultanéité entre l’assassinat de Nemtsov, la mise en cause des barbouzes tchétchènes et la décoration de Kadyrov était pure coïncidence.
En tout cas déclarations anonymes et démentis ont au moins valeur de symptôme. Le torchon brûle entre les piliers de la démocratie dirigée. Depuis l’affaire de Crimée l’Eglise Orthodoxe divisée sur la question a pris ses distances, elle a, ainsi que son chef le patriarche Kirill, complètement disparu des media depuis le printemps 2014 et voit certainement d’un très mauvais œil la tentative de l’islam d’occuper le vide qu’elle a laissé dans la composante spirituelle et morale des soutiens idéologiques au régime de Poutine. Depuis la même époque le pouvoir s’appuie de plus en plus sur Kadyrov et ses barbouzes Tchétchènes d’une part, et d’autre part sur les Bikers d’un certain « Chirurgien », gros bras autoproclamés d’un mouvement « antimaïdan » visant à s’opposer par tous les moyens à une possible révolution orange en Russie. Ces deux groupes ont pour fonction d’organiser la mise au pas extrajudiciaire de toute forme d’opposition, quotidiennement assimilée dans les media officiels à une pure et simple trahison des intérêts nationaux et à une « cinquième colonne ». Le problème est que la xénophobie décomplexée des bikers ne peut pas s’accommoder de l’activité bouillonnante de la diaspora tchétchène. Enfin la proximité aussi bien des tchétchènes que des bikers avec le banditisme met les deux groupes en opposition, ou plutôt en concurrence avec le FSB. Et tout ça pendant que le pouvoir que ces quatre piliers sont supposés soutenir est au prise avec une crise économique terrible et une guerre indécidable en Ukraine.
On peut espérer pour la paix du monde que le FSB fabriquera rapidement les affaires qui permettront de discréditer Kadyrov et de s’en débarrasser sans faire sauter la poudrière tchétchène. Mais dans un pays visiblement en proie à un terrible retour de refoulé stalinien, on ne peut exclure qu’il prenne la forme grimaçante du brutal seigneur de la guerre à qui le pouvoir absolu sur la petite république semble ne plus suffire.
Dans les années 90 les hommes d’affaire russes recrutaient souvent des gardes du corps tchétchènes, réputés pour leur efficacité. Il n’était pas rare qu’au bout d’un certain temps les gardiens se retournent contre leur maître, s’en débarrassent et s’emparent de son affaire. Poutine aurait-il commis la même erreur ?