Je traduis ici un article de rédaction du site gazeta.ru paru le 23 octobre 2015
Le conservatisme qui se développe de plus en plus en Russie, et que certain ne craignent pas de nommer « éclairé » (L’expression est du metteur en scène Nikita Mikhalkov, idéologue semi-officiel du pouvoir, NdT) devient une menace non seulement pour la santé morale, mais pour la vie même des Russes. C’est une chose que des activistes religieux et les fonctionnaires qui leur sont proches définissent ce que nous pouvons lire et regarder, c’en est une toute autre que d’appeler à soigner des maladies infectieuses par « la foi et le patriotisme ».
Lors de de la dernière réunion de la commission gouvernementale pour la santé des citoyens, c’est comme si les représentants de deux mondes très différents mais caractéristiques de la Russie contemporaine s’étaient rencontrés.
D’un côté la ministre de la santé Veronika Skvortsova prophétise que dans cinq ans l’épidémie du SIDA en Russie échappera à tout contrôle. Selon elle si le niveau de financement de la santé reste le même le nombre de malades augmentera de 250% en 2020. Cela coïncide parfaitement avec l’information que « Ros Tech » a demandé au président Poutine le monopole de la fourniture de médicaments contre le SIDA dans le cadre de la campagne de « substitution aux importations » (campagne inaugurée il y a deux ans en réponse aux sanctions occidentales contre l’annexion de la Crimée et visant à remplacer tous les produits occidentaux par des ersatz russes, avec les succès qu’on imagine alors que les entreprises russes ne peuvent plus se financer sur les marchés internationaux et que la chute des cours du pétrole a asséché les sources intérieures de financement, Ndt). La question n’est d’ailleurs pas là, on s’intéresse enfin au problème, Dieu merci, et l’important est désormais que la lutte contre le SIDA ne se limite plus au site consacré aux appels d’offre du gouvernement, mais qu’on se mette réellement à aider les malades.
Le représentant de « l’autre monde », l’évêque d’Orekhovo-Zuevski Panteleimon a aussitôt répondu à la ministre Skvortsova lors de cette même réunion. Que faisait-il à une séance de la commission ministérielle sur la santé des citoyens dans un Etat laïque ? C’est une autre question, que d’ailleurs plus personne n’ose poser dans la Russie d’aujourd’hui. Retenons seulement qu’il a proposé sa recette pour lutter contre le SIDA : « Cette maladie, plus que toute autre, a des causes sociales et morales, ou plutôt immorales ». Le représentant de l’Eglise Orthodoxe Russe en a appelé à la chasteté et a déclaré que dans la vie d’un homme « doivent être présents l’amour de la famille, la créativité, le patriotisme, la foi et l’activité intellectuelle. » Il s’est ensuite félicité qu’en Russie on n’ait pas recours aux moyens élémentaires et éprouvés de la lutte contre le SIDA : « Nous sommes très heureux que dans notre pays on ne recoure pas aux programmes qui soi-disant conduisent au recul de l’épidémie : la distribution gratuite de préservatifs et les programmes de substitution à la méthadone ».
Il semble donc que les moyens les plus efficaces de la lutte contre le SIDA soient le jeûne et la prière.
A propos, en Russie on ne lutte pas qu’avec de belles paroles, on se sert aussi du mot imprimé. On pouvait voir il y a peu sur les murs du métro la campagne publique suivante : « L’amour et la fidélité à ton partenaire, voilà ta réponse au SIDA ! ». Pourvu qu’il ne vienne jamais à l’idée de personne que cela marche vraiment !
L’amour et la fidélité n’ont jamais sauvé personne de l’infidélité du partenaire, ni de son refus de se soumettre à un test de dépistage. A quoi cela sert d’être amoureux et fidèle, mais incurablement malade ?
D’autant plus que si l’on s’en tient aux statistiques mondiales, une part significative des malades du SIDA est constituée d’épouses fidèles infectées par leur unique partenaire, leur mari.
L’éducation sexuelle et la contraception entrent chez nous, on ne sait pourquoi, dans la catégorie : « propagande de la liberté sexuelle ». Bien que dans le monde civilisé, c’est justement l’éducation et l’hygiène, et pas la prédication morale, qui sont les armes essentielles de la lutte contre les maladies infectieuses et virales.
Sur le fond de la diminution constante du budget de la santé ces malédictions pseudo-chrétiennes rappellent une anecdote populaire : « Comment pouvons-nous, nous les Russes, échapper à la crise ? » - « Economy, just economy ! »- « Très bien, va pour les icones ! » et semblent se substituer désormais à la médecine, à la politique et à la culture. (Plaisanterie difficilement traduisible en français, le cas instrumental au pluriel du mot « icona » étant « iconami » et sonnant presque comme le mot anglais « economy ». NdT.)
On ne s’étonnera donc pas que quand à Moscou on a apporté du Mont Athos les « cadeaux des Rois Mages » des dizaines de milliers de Russes soient venus de tout le pays pour adorer les saintes reliques. Beaucoup n’ont pas caché que le but principal de leur pèlerinage était la guérison. Rien d’étonnant, quand on connaît l’état du système de santé en Russie, et plus encore en province ; on comprend qu’il n’y a pas pour eux d’alternative. En réalité, ce n’en est pas une. Mais « heureux les simples d’esprit » ! (Un an auparavant la présentation de la « ceinture de la Vierge » apportée de Jérusalem avait donné lieu à des scènes d’hystérie collective identiques et que même Lourdes chez nous ne connaît plus. Il faut savoir que désormais en Russie l’obscurantisme le plus crasse est entretenu par les médias officiels et les représentants du pouvoir. NdT.)
Ces déclarations qui font de la foi et du patriotisme les meilleurs remèdes contre le SIDA ne diffèrent pas essentiellement des pogroms organisés contre les sculptures de Vadim Sidour au Manège (voir à ce sujet l’article d’Agathe Duparc sur Mediapart, En Russie des ultraorthodoxes sèment la consternation dans les milieux culturels, NdT.). Leurs organisateurs sont désormais couverts par l’expertises des collaborateurs de la chaire de théologie de l’Université de Moscou qui ont cru reconnaître dans des œuvres sculptées il y a plusieurs dizaines d’années, et qui depuis n’avaient jamais inquiété personne, « des signes de propagande de la pornographie et de la perversion sexuelle ».
Il en résulte que l’exposition a bien mérité d’être vandalisée : il s’agissait de lutter contre rien moins que la « perversion ».
On dirait que personne ne pourra plus arrêter cette dernière vague, la plus haute, de l’obscurantisme ordinaire. C’est ainsi qu’il prend soudainement à L’Eglise Orthodoxe Russe de soutenir un projet de loi condamnant à 15 jours de prison tous les homosexuels qui se livreraient à un coming-out, puis de déclarer magnanimement que cette loi, aussi draconienne qu’absurde, ne s’appliquera finalement pas aux lesbiennes. Croit-elle vraiment ainsi exprimer son respect pour les femmes ? Des millions de personnes, ne serait-ce qu’au niveau médiatique, retourneront à la clandestinité. Mais il n’y aura pas pour autant moins d’homosexuels, comme certains le désirent. Cela conduira seulement à un plus de délits en rapport avec cette loi stupide et surtout encore plus de malades du SIDA. Et bien sûr à des représentations encore plus tordues de la moralité dans la population.
Les exemples ne manquent pas : l’ombudsman pour les droits de l’enfant Pavel Astakhov exige qu’on interdise les baby box qui, selon lui, encouragent les mères à abandonner leurs enfants aux orphelinats. Oubliant au passage que sans baby box, il n’y aura pas moins d’enfants abandonnés. Ils seront simplement abandonnés ailleurs, là où ni les médecins, ni les services sociaux ne pourront les prendre en charge. Dans le même ordre d’idées on retrouve la proposition de pénaliser l’avortement ou d’interdire les avortements gratuits quand leur nécessité n’est pas avérée. Il semblerait qu’il soit immoral pour un gouvernement comme le nôtre, défendant partout des valeurs tellement élevées, de priver de la vie ses futurs citoyens, et qui plus est à son compte. Simplement on continuera d’avorter en Russie, comme on l’a toujours fait, mais à la maison, avec des risques beaucoup plus grands pour la santé de celles qui ne deviendront plus jamais mères.
Pourtant, selon les statistiques de l’OMS, la plus forte mortalité due au SIDA s’observe là où les traditions morales et les « liens spirituels » sont les plus puissants, (Le thème des « liens spirituels » est devenu depuis quelques années un lieu commun de la rhétorique poutinienne et désigne un salmigondis d’orthodoxie et de nationalisme défini surtout négativement par le rejet de la permissivité morale de l’Occident à l’égard de l’homosexualité, du féminisme et des allogènes. Ces « liens spirituels » n’ont par contre rien contre l’exploitation du travail d’autrui, la corruption ou la culture de la violence. NdT.) par exemple en Inde ou en Afrique, mais pas là où sont développées la médecine et l’éducation sexuelle, comme aux Etats-Unis et en Europe, que leur laxisme moral et leur absence de spiritualité n’empêchent pas de voir baisser, tout au contraire, et la mortalité due au SIDA, et la proportion de personnes infectées. (Le monopole de la « spiritualité », peut-être confondue avec la consommation de spiritueux, est aussi un lieu commun de la rhétorique nationale russe. NdT)
Ces condamnations morales et les appels à la foi qui rappellent ce bon vieux conservatisme et ces bonnes vielles valeurs traditionnelles supposées sauver notre âme de la corruption et de la décadence, lentement mais sûrement, se transforment en une nouvelle barbarie dangereuse pour la société comme pour la santé des individus.
Il est temps de reconnaître que l’amour et la fidélité au XXIème siècle ne protègent pas de tout. Dans certains cas la connaissance et un bon système de santé publique sont plus efficaces.