Le mercredi 23 mars la Douma d’Etat, l’assemblée législative de Russie, a commencé sa session par une minute de silence en mémoire des victimes des attentats de Bruxelles. Le leader populiste Vladimir Jirinovski s’y est plié de mauvaise grâce, puis est monté à la tribune pour en contester le principe : « Des actes de terrorisme se produisent en permanence dans le monde, et si à chaque fois les députés de la Douma doivent honorer la mémoire des victimes, ils vont passer leur vie debout et ne pourront plus travailler. »
On ne voit pas vraiment pourquoi il a pris la peine de se lever pendant cette minute de silence, puisque la veille il n’avait pas craint de déclarer sur une chaîne publique à une heure de grande écoute : « Maintenant les actes de terrorisme se multiplient en Europe et ça va continuer de plus belle, et pour nous, c’est tout bénéfice. Qu’ils crèvent tous et disparaissent ! »
Certes beaucoup se sont élevés en Russie contre ces propos indignes, mais ils sont néanmoins symptomatiques d’une ambiance, d’un air du temps, d’une opinion commune de plus en plus haineuse à l’égard de l’occident. Depuis l’annexion de la Crimée cette humeur est entretenue sans relâche par les medias officiels et sert surtout des buts intérieurs, détourner autant que faire se peut l’attention de l’opinion des très graves difficultés économiques et sociales dans lesquelles se débat la Russie ces deux dernières années.
Et si peu de commentateurs en Russie sont aussi violents dans leur évaluation de la vague d’attentats qui secoue l’Europe, la vulgate est assez facile à résumer : voilà où conduisent la tolérance, les droits de l’homme, les élections libres, le respect de la diversité et des différences, le pluralisme, le droit d’ingérence exercé contre les tyrans. En gros, ils n’ont pas volé ce qui leur arrive, même si nous ne devons pas nous en réjouir. En regard, nous vivons bien, et en sécurité, sous le régime de « la démocratie dirigée », de la « verticale du pouvoir », du « conservatisme éclairé », des « valeurs chrétiennes et familiales traditionnelles », avec un président tchékiste, sans aucun migrant, et presque pas de réfugiés (ceux du Donbass sont déjà regardés comme des profiteurs par les populations qui ont dû les accueillir).
Et ce discours n’a pas qu’un destinataire intérieur, on espère, à juste titre, qu’il sera de plus en plus entendu en Europe, jusqu’à ce que les démocraties soit mises en difficulté par leurs mouvements populistes, et l’Union Européenne divisée par les pays de l’Est, qui un par un, comme la Hongrie ou la Pologne, basculent dans ce même populisme. Et c’est une politique intentionnelle, comme en témoigne les prêts accordés au Front National français par des banques russes ou les tentatives de rapprocher la Hongrie de la Russie à travers des projets industriels et énergétiques généreusement financés par cette dernière.
Jirinovski n’a pas tort, il y a bien des bénéfices à tirer à l’Est de la crise des migrants et du terrorisme. Immédiats, financiers et politiques pour Erdogan. A un peu plus long terme, politiques aussi pour Poutine, quand l’Europe affaiblie et divisée lèvera toutes ses sanctions et ne pourra plus s’opposer à la politique d’annexion de la Russie sur ses marges.
Le lendemain des propos scandaleux de Jirinovski, le speaker de la Douma, Sergeï Naryshkine, poutiniste bon teint mais mieux élevé et moins brutal que ses collègues, lui répondait : « En Occident, on aime se gargariser avec l’humanisme et les valeurs morales, mais chez nous ce ne sont pas que des mots. C’est pourquoi notre compassion et nos condoléances s’expriment dans notre réaction face à ce mal absolu qu’est le terrorisme international et dans notre certitude que la sécurité en Europe est indivisible. » Des propos mesurés, certainement sincères dans les sentiments qu’ils expriment, mais qui ne peuvent pas s’empêcher de débuter par une manifestation de défiance et d’hostilité, et une accusation d’hypocrisie. Voilà à quoi ressemble le discours officiel sur l’Europe en Russie aujourd’hui, et les sentiments qu’il diffuse sans relâche dans la population depuis plusieurs années. Et il y a encore des gens à l’Ouest pour s’inquiéter d’un possible retour de la guerre froide…Vu de Russie, à travers les réactions des medias et des hommes politiques, la question ne se pose plus.
Quant à la collaboration dans la lutte contre le terrorisme que propose la Russie à l'Europe, c'est surtout une capitulation sans condition sur le terrain des valeurs. Mais c'est bien sûr une proposition que peut entendre une population affolée par la terreur.