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Billet de blog 25 décembre 2014

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"Arrêtez de baisser les yeux!" Les derniers mots de Navalny

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  Le procureur vient de requérir contre l’opposant russe Alexeï Navalny une peine de 10 ans de prison et de 8 ans pour son frère Oleg, qui ne fait pourtant pas de politique. Le verdict final sera rendu le 15 janvier prochain. Ils sont accusés d’une escroquerie qui aurait coûté 24 millions de roubles  (environ 350000 euros) à la compagnie française Yves Rocher. Peu doutent du caractère politique et fabriqué du procès. Le directeur financier d’Yves Rocher a déclaré que si c’était à refaire, il signerait aujourd’hui le même contrat avec les frères Navalny. Pendant que l’attaché de presse de la commission d’enquête Markine déclarait benoîtement : « Si Alexeï Navalny n’avait pas critiqué le pouvoir il n’aurait pas attiré l’attention des enquêteurs sur son passé… »

  Je traduis ici les derniers mots d’Alexeï Navalny le 19 décembre 2014, après le réquisitoire du procureur :

  « Combien de fois un homme qui n’a jamais rien fait de criminel ou d’illégal peut-il prononcer son dernier mot ? En un an et demi c’est bien la dixième fois que je prononce mon dernier mot ! »

  (S’adressant au juge et aux procureurs) Si je vous photographiais ici tous les trois, ou mieux, ensemble avec les soi-disant victimes de mes agissements, tous ceux avec lesquels je suis en relation ces derniers temps, on ne verrait que des gens qui baissent les yeux. Vous comprenez, vous ne faites tous, en permanence, que de baisser les yeux ! Enquêteurs, procureurs, agents d’application des peines, juges du civil ou du pénal… vous ne faites tous toujours que de me répéter la même phrase, toujours la même : « Mais vous devez bien nous comprendre ». Je peux tout comprendre, mais il y a une chose que je ne peux pas comprendre : pourquoi gardez-vous toujours les yeux baissés ?

  Je ne me fais pas d’illusions. Je sais très bien qu’aucun d’entre vous ne va se mettre à bondir en renversant la table pour crier : « Je n’en peux plus de tout cela ! » Les représentants d’Yves Rocher ne vont pas se lever pour déclarer : « L’éloquence de Navalny nous a convaincu de notre erreur ». L’homme est fait autrement. La conscience humaine sait compenser le sentiment de culpabilité, sinon les gens se jetteraient sans cesse sur la terre ferme comme des dauphins. Il n’est pas possible de rentrer à la maison et de dire à ses enfants, à son mari : « Vous savez aujourd’hui à cause de moi on a mis en prison un innocent. Je souffre et en souffrirai pour le restant de mes jours. » Il est plus facile de dire « Mettez-vous à notre place », ou bien « Il n’y a pas de fumée sans feu », ou encore « Il ne fallait pas s’attaquer à Poutine ».

  Les gens qui baissent les yeux, c’est l’enjeu d’une bataille entre les bandits qui ont confisqué le pouvoir et les gens qui veulent changer quelque chose. On se bat pour des gens qui ne font que hausser les épaules, et qui, quand ils pourraient tout simplement ne pas faire une petite saleté, la font quand même, le plus souvent alors que personne ne les a forcés à faire cette petite saleté, et qu’on ne le leur a même pas demandé. Ils baissent tout simplement les yeux et font semblant de ne pas voir ce qui se passe autour d’eux. Et notre bataille est de vous expliquer une fois de plus, pour que vous finissiez par le reconnaître vous-même, que par malheur, dans notre beau pays, tout le pouvoir repose sur un mensonge sans fin.

  Je me tiens debout devant vous et m’y tiendrai autant de fois qu’il le faudra, pour vous montrer que je ne veux pas accepter ce mensonge et ne l’accepterai jamais. On me raconte que les intérêts des populations russes au Turkménistan, ça n’existe pas, par contre au nom des intérêts des populations russes en Ukraine, il faut se préparer à la guerre. On me dit que personne ne s’attaque aux Russes en Tchétchénie. On me dit que personne ne vole chez Gazprom. J’apporte des preuves concrètes, on me répond « Rien de tout cela n’existe ». Je dis que nous sommes prêts à participer aux élections et à vous y battre, que nous avons enregistré notre parti, que nous faisons tout ce qu’il faut. On me répond : « C’est n’importe quoi. Nous allons gagner ces élections. Et vous ne pourrez même pas y prendre part, vous n’avez pas rempli les formulaires comme il faut. » [Les véritables partis d’opposition ne peuvent jamais participer aux élections, la commission électorale rejetant toutes les candidatures hostiles au pouvoir sous les prétextes les plus futiles. N.D.T.]

  Nous assistons aux discours des plus haut placés, et nous entendons les mêmes mensonges, du premier au dernier mot. Hier Poutine pendant sa conférence de presse a déclaré : « Nous n’avons pas de palais ». De tels palais nous en photographions trois par mois. Nous n’aurions pas d’oligarques occupés à s’engraisser aux frais de l’Etat. Mais nous avons tous les documents, lisez-les si vous le voulez, qui prouvent que la moitié des entreprises d’Etat ont des comptes off-shore à Chypre et au Panama.

  Pourquoi supporter tous ces mensonges ? Pourquoi baisser les yeux ? La vie est trop courte pour la passer les yeux baissés. J’ai à peine eu le temps de voir les années passer et j’ai déjà 40 ans. Quelques années encore, et nous voilà grands-parents. Quelques années de plus et nous voilà couchés, avec la famille autour de nous et qui pense tout bas : « Qu’il s’en aille enfin et libère un peu de surface habitable ». On s’aperçoit alors que ce pourquoi on a baissé les yeux et pourquoi on s’est tu toute sa vie n’avait strictement aucun sens.

  N’ont de sens dans notre vie que les moments où nous faisons quelque chose de juste. Quand nous n’avons pas besoin de baisser les yeux, quand nous pouvons simplement lever les yeux et nous regarder les uns les autres les yeux dans les yeux.

  C’est pourquoi c’est pour moi une situation plutôt douloureuse, quand on essaie non seulement de me mettre en prison, mais encore de faire en sorte que j’y attire des innocents. C’est la voie qu’a choisie le Kremlin dans son combat contre moi. Ofitserov, condamné avec moi dans l’affaire « Kirovles », a cinq enfants, et je dois regarder sa femme dans les yeux. Je suis certains que beaucoup parmi ceux qui ont été condamnés après la manifestation de la place Bolotnaïa l’ont été pour rien, seulement pour nous faire peur, à moi et à ceux qui me ressemblent. Maintenant on s’attaque à mon frère. Lui aussi a une femme, et deux enfants. Il n’a pas l’intention de s’occuper de politique, et c’est pourquoi il n’y a aucun sens à l’enfermer pour huit ans, et même à l’enfermer tout court. On a déjà fait assez de mal comme ça, pour cette raison, à notre famille.

  Je l’avoue, vous pouvez leur faire savoir, ils me font, en agissant ainsi, vraiment mal. Ce n’est peut-être pas bien de dire ça, mais ils ne m’arrêteront pas en prenant des otages dans mon entourage. Parce que plus rien n’a de sens dans la vie si on se soumet à ce mensonge généralisé.

  Pour de vrai, c’est chez nous qu’une junte est au pouvoir. [Dans la rhétorique officielle, le pouvoir ukrainien est toujours appelé « junte ». N.D.T.] 20 personnes, devenues milliardaires, se sont emparé de tout, des marchés publics jusqu’aux exportations de pétrole. Il y encore un millier de personnes que nourrit cette junte, députés et bandits. Cela déplaît à quelques pourcents de la population. Et enfin il y a ces millions d’autres qui baissent les yeux. Je vais continuer à combattre cette junte. Je vais continuer à réveiller et secouer ceux qui baissent les yeux. Et vous parmi eux.

  Je ne regrette pas une seconde d’avoir voué ma vie à la lutte contre la corruption…. L’avocat Kobzev m’a dit il y a quelques années : « Alekseï, ils vont te mettre en prison pour de bon, tu les attaques d’une manière pour eux insupportable ». Il ne savait pas si bien dire.

  La conscience humaine sait compenser tout ça. Il n’est pas possible de vivre en pensant en permanence « Ils vont m’arrêter ». Cette idée est chassée de la conscience. Je vais continuer à appeler les gens à participer à des actions collectives, et en particulier à exercer leur droit de réunion.

 Il est légitime de s’opposer à un pouvoir illégitime et corrompu. A une junte qui a tout volé, qui a mis sa main sur tout ce qu’elle pouvait. Qui a pompé des trillions de dollars de ce pays sous forme de gaz et de pétrole, sans que nous n’en voyions jamais la couleur. En baissant les yeux nous leur avons permis de nous dévaliser. Qu’avons-nous obtenu en échange pendant que nous baissions les yeux ? Rien du tout ! Un système de santé ? Nous n’en n’avons pas ! Un système éducatif ? Nous n’en n’avons pas ! Nous a-t-on donné un système routier digne de ce nom ? Nous n’avons pas de routes dignes de ce nom ! Je n’ai pas l’intention de supporter cela. Je vais rester debout le temps qu’il faudra, un mètre à l’extérieur de cette cage ou un mètre à l’intérieur. [En Russie pendant les procès les accusés sont enfermés dans des cages métalliques ou vitrées.] Je resterai debout, il y a des choses qui en valent la peine.

  J’appelle chacun à vivre sans mensonge, même si cela sonne un peu naïf et qu’il est bien vu d’en rire ou d’en sourire ironiquement. Nous n’avons plus d’autre choix. Aucune autre recette ne pourra sauver notre pays.

  Je veux remercier tous ceux qui m’ont soutenu. Je veux dire que je suis absolument certain que si l’on m’enferme, si l’on m’isole, un autre prendra ma place. Je n’ai rien fait d’exceptionnel ou de difficile. Je suis certain que dans le Fond de Lutte contre la Corruption ou ailleurs encore se trouvent des gens qui vont continuer à faire ce que j’ai fait, indépendamment des décisions de ces juges qui n’ont pas d’autre but que de donner une apparence de légalité à leur action. Merci. »

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