Pour remettre quelques pendules à l’heure à propos de la Russie se détournant de l’Occident pour se tourner vers l’Orient, la traduction d’un article éclairant de Julia Latynina dans Novaja Gazeta du 21 /11 /2014
Les media russes sont pleins de spéculations sur les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine a quitté le G 20 en Australie plus tôt que prévu et se demandent s’il n’a pas commis un faux pas en rajustant le châle de l'épouse de Xi Jinping.
Malheureusement le seul fait de ces spéculations témoigne du provincialisme dans lequel s’enfonce la Russie, car le véritable résultat du G 20 et l’accession définitive de la Chine au rang de superpuissance.
C’est justement Xi Jinping qui a été la vedette de ce sommet et de ce point de vue l’histoire de Poutine rajustant le châle de Peng Liyuan est pitoyable, et cela non pas parce que le président russe a violé les coutumes chinoises en touchant la Première Dame de l’Empire du Milieu, mais parce que le président essayait ainsi d’attirer l’attention sur lui pendant que le dirigeant de l’Empire du milieu discutait avec Barack Obama.
Pendant ce G 20 Xi Jinping a signé avec Obama un nouvel accord sur le régime des visas. Il était déjà élémentaire d’obtenir un visa chinois : désormais les chinois eux-mêmes peuvent recevoir un visa de 10 ans à entrées multiples pour se rendre aux Etats-Unis. Cela attirera aux Etats-Unis des millions de nouveaux touristes, éliminera la corruption en Chine liée au commerce des visas et surtout l’esprit de cet accord est très différent, il faut le remarquer, des coutumes paranoïaques locales « interdire et ne pas laisser entrer » qui régissent de plus en plus les relations de la Russie avec l’étranger.
En plus de cela Xi Jinping a signé avec le premier ministre australien Tony Abbott un accord de libre-échange d’envergure inégalée.
De facto cet accord ouvre totalement le marché chinois aux produits australiens, quels qu’ils soient, des produits laitiers ou vinicoles aux services de santé et d’éducation, supprimant tous les droits de douane pour une durée de 4 ans, droits qui par ailleurs n’étaient déjà pas très élevés. En échange les chinois reçoivent des possibilités élargies d’investissement en Australie. Remarquez que ne peut se permettre ce genre de politique, la suppression de tous les droits à l’importation, qu’un pays sûr de sa supériorité économique. La Chine, et pas les Etats-Unis, et pas l’Europe, devient par la force de cet accord le premier partenaire économique de la démocratique Australie. Un accord analogue a été signé avec la Corée du Sud.
Une fois de plus il faut comparer ces accords avec les incessantes guerres du lait, des taxes, des carottes, du fromage blanc ou du gaz que mène le Kremlin avec ses voisins, qui confond sa délinquance de bac à sable avec une grande politique internationale.
En même temps que cet accord sur les visas avec l’Amérique et que ces accords de libre-échange avec l’Australie et la Corée du Sud, la Chine a rendu public son « Plan Marshall » pour l’Asie, c’est-à-dire son projet de reconstruire la « Route de la Soie » sous la devise « Une ceinture, une route ». Le capital de départ du fond d’investissement chargé de la réalisation du projet se monte à 40 milliards de dollars.
« Une ceinture, une route » a pour but d’intégrer l’Asie à l’infrastructure routière chinoise, avec tout ce qui s’ensuit inévitablement pour la géopolitique mondiale. De fait il est question de ce que le « Grand Jeu » que jouaient au 19ème siècle l’Angleterre et la Russie, et au vingtième l’URSS et les USA, soit finalement gagné au 21ème par la Chine sans aucune difficulté et sans la participation d’aucun autre joueur. En même temps la Chine annonçait la création de l’ « Asian Infrastructure Investment Bank » dont le siège doit se trouver à Pékin. C’est bien sûr la AIIB qui financera ce chantier, devenant par là en Asie une alternative à la Banque Mondiale et au Fond Monétaire International, avec cette seule différence que les pays démocratiques qui sont aujourd’hui les créditeurs de la Banque Mondiale et du FMI, n’utilisent pas ces instituts financiers à des fins géopolitiques (en dépit de la théorie du complot répandue en Russie), alors que l’Empire du Milieu, bien évidemment, ne s’en privera pas. Il est remarquable que parmi les 21 pays asiatiques qui viennent d’entrer dans l’AIIB, ne se trouve pas jusqu’à maintenant la Russie : son point de vue n’intéresse pas grand monde.
Et pour finir Xi Jinping a signé à Canberra avec les USA un accord sur le changement climatique. Cet accord n’impose à la Chine rien, si ce n’est ce qu’elle aurait fait d’elle-même. Sa croissance économique s’est nécessairement accompagnée de rejets croissant de gaz carbonique, et la Chine a juste promis que le pic de ces rejets serait atteint en 2030, ce qui est un processus tout à fait naturel pour un pays qui s’oriente de plus en plus vers des technologies de pointe plus économes en énergie. En revanche ce bout de papier qui n’engage à rien a fait naître la plus grande joie dans le naïf cœur du lobby écologiste occidental. « Il suffit d’un rien pour consoler les enfants » ont dû se dire les pragmatiques Chinois, qui depuis longtemps manipulent les fondamentalistes écologistes comme instrument de leur guerre commerciale.
Par ailleurs, auparavant, lors du sommet de l’APEC, Xi Jinping avait normalisé les relations de la Chine et du Japon, qui ces deux dernières années s’étaient tendues à cause du problème de l’appartenance des minuscules îles Senkaku. Au passage remarquons que quand au printemps des émeutes antichinoises ont secoué le Viêt-Nam sous prétexte que la Chine avait commencé des forages de prospection dans un secteur contesté de la Mer de Chine, la puissante Chine n’a pas commencé à jouer au Donbass ou à la Crimée, n’a pas essayé d’abrutir sa population avec des histoires selon lesquelles « derrière les Vietnamiens se cachent les machinations des américains qui ne rêvent que de nous humilier », mais a discrètement retiré sa plate-forme de forage.
Je crains que sur le fond de tout ce qui vient d’être énuméré les susceptibilités infantiles du président Poutine qui a quitté le sommet avant sa fin n’ont tout simplement pas été remarquées par la majorité des participants. Et de tout ce qui précède se détachent trois faits importants.
Premièrement : toutes les spéculations sur « l’axe russo-chinois », sur les relations géopolitiques exclusives de la Chine et de la Russie, qui ont envahi les media officiels russe après la signature des accords gaziers entre la Chine et la Russie, n’ont tout simplement aucun rapport avec la réalité. Dans le réseau global des accords de la Chine avec le reste du Monde, ils occupent une place comparable à celle des accords avec les autres fournisseurs de matières premières, par exemple l’Afrique, et, j’en ai bien peur, une place bien moindre que celle des nouveaux accords avec l’Australie. Il serait naïf de penser que la subtile bureaucratie chinoise, qui pense en millénaires, ne voit pas que la kleptocratie russe, au bout du rouleau, est prête à vendre à la Chine son gaz à perte dans le seul espoir de détourner autant d’argent sur le projet de gazoduc « Forces de la Sibérie » qu’elle risque d’en perdre avec la faillite du projet de gazoduc « South Stream ».
Deuxièmement : les démocraties, en dépits des convictions apocalyptiques du Kremlin qui vit dans un monde parallèle, ne s’occupent pas de géopolitique. Ce n’est ni bien ni mal, c’est simplement un fait. Ouvrez n’importe quel journal américain, et vous verrez que l’électeur américain s’intéresse à l’économie, à l’Obamacare, au chômage, aux salaires, etc. La géopolitique ne l’intéresse pas, et ce qui n’intéresse pas l’électeur, dans une démocratie, n’intéresse pas le président. A l’opposé des démocraties l’Empire du Milieu s’intéresse à la géopolitique, mais pas de manière aussi primitive que le Kremlin. Les fonctionnaires chinois comptent en millénaires, ceux du Kremlin comptent en dollars ou boudent comme des enfants.
Et enfin, troisièmement : pour L’Empire du Milieu la géopolitique est la continuation naturelle de l’économie, et une économie florissante la base indispensable du succès de sa géopolitique. Tout ce que fait la Chine dans le domaine géopolitique est l’inverse exact de ce que fait le Kremlin dont le provincialisme catastrophique, l’arriération et l’esprit de clocher se manifestent parfaitement en cela qu’en conclusion du G 20 dans les media russes on ne parle pas de l’avènement d’une nouvelle superpuissance, mais des raisons pour lesquelles Poutine a boudé le petit-déjeuner.