Votre ouvrage Le Capital au 21ème siècle a suscité une polémique acharnée. La droite le critique et la gauche le porte aux nues. Vous attendiez-vous à une réaction aussi violente ?
Un des buts du livre était de provoquer le débat, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne une telle ampleur. Je veux souligner d’abord que Le Capital au 21ème siècle ne s’adresse pas au lecteur de « droite » ou au lecteur de « gauche », c’est un livre pour tous ceux qui aiment et savent lire. L’inégalité a souvent été un objet de discussion, mais elle n’a jamais été analysée sur la base d’un tel volume de données statistiques. Nous voulions rendre tout ce matériel statistique accessible et public.
Est-ce que vos convictions d’intellectuel de gauche ont influencé le livre ? N’avez-vous pas essayé de justifier votre vision du monde en recueillant ce matériel statistique ?
Absolument pas. Je suis un chercheur. J’ai travaillé sur des données qui n’avaient jamais été étudiées dans cette perspective. Je ne savais pas à l’avance à quelles conclusions nous allions parvenir. Nous avons réuni le plus grand nombre possible de témoignages, puis je les ai interprétés de la manière la plus évidente. Nous ne nous sommes fixé aucune tâche politique.
Les médias ont surtout retenu de votre livre deux conclusions : que la croissance du capital privé grandit est plus rapide que la croissance économique, quel que soit le pays, et que l’inégalité menace et même détruit la démocratie. Les journalistes ont-ils bien compris vos thèses ?
Le rapport entre la démocratie et l’inégalité est un problème compliqué. Il ne s’agit pas d’une dépendance mécanique directe, du type : « à partir d’un certain niveau d’inégalité, la démocratie est en danger. » de telles formules ne m’appartiennent pas. Je veux insister sur le fait que nous ne sommes pas condamnés à une croissance indéfinie de l’inégalité. Il existe des mécanismes qui peuvent l’atténuer. Par exemple la diffusion de l’éducation. Mais je suis certain que la concentration du capital dans les pays européens sous le contrôle d’un groupe réduit de personnes a conduit au développement du nationalisme puis à la Première Guerre Mondiale.
De nos jours de la même manière l’inégalité conduit au nationalisme et incite à trouver l’ennemi à l’étranger. C’est très dangereux, et aussi pour la Russie contemporaine, où le gouvernement ne parvient pas à faire face aux défis de l’inégalité. Une grande part du capital a été sortie du pays, celle qui reste à l’intérieur est concentrée entre les mains d’un groupe très étroit de personnes. Et en conséquence on propose à la société de chercher ses ennemis aux delà des frontières. Les effets d’une telle politique sont imprévisibles, aussi bien pour la Russie que pour le monde entier.
Vous tenez-vous au courant de la situation économique en Russie ?
Ces derniers temps la géopolitique a une influence négative sur l’économie russe. C’est en partie lié avec la volonté des dirigeants russes de rechercher le responsable de tous les maux de l’autre côté de la frontière, pour détourner l’opinion de la situation intérieure. Je ne crois pas que ce soit une stratégie intelligente.
S’ajoute à cela l’opacité du système financier russe. On ne peut quasiment pas trouver de données précises sur l’inégalité. Les moyens financiers filent à l’étranger, la population n’en retire aucun bénéfice. Ces quinze dernières années la Russie a profité d’un important proficit du commerce extérieur, en moyenne jusqu’à 10% du PNB. L’année dernière cet indice est descendu à 5-7% du PNB. Mais où est passé cet argent ? Les réserves d’or et de devises n’atteignent même pas 400 milliards de dollars, à peine 25% du PNB. L’argent a disparu dans des paradis fiscaux, il appartient à des milliardaires russes ou a ceux qui ont préféré émigrer. Depuis 15 ans le pouvoir russe n’a pas su résoudre ce problème.
L’absence de statistiques publiques constitue un autre défi. Il existe un impôt sur le revenu en Russie, mais personne ne sait ce qu’il rapporte, ni combien de personnes ont des revenus qui dépassent 20 ou 30 millions de roubles. Si le gouvernement a sérieusement l’intention de lutter contre la corruption, il doit rendre publiques de telles informations.
Dans quelle mesure la crise migratoire à laquelle est aujourd’hui confrontée l’Europe est-elle liée à l’inégalité ?
L’inégalité entre les pays est l’une des causes principales des migrations. L’Europe peut et doit accueillir plus de migrants. Avant le début de la crise économique globale de 2008, le solde migratoire net de l’UE atteignait un million de personnes. L’UE faisait face à cet afflux et le taux de chômage baissait. Ce n’est qu’à partir de la crise et de la récession que les pays européens ont commencé à changer de point de vue sur l’immigration. Il existe de grandes différences démographiques entre les pays européens. Par exemple en France la natalité est plus forte qu’en Allemagne. Mais sans migrants en France comme en Allemagne la population diminuera. Sans parler de l’Europe de l’Est avec sa faible natalité et sa réticence à accueillir des réfugiés. C’est pour eux le chemin du déclin. L’Europe a besoin d’une politique économique équilibrée. La jeunesse doit avoir la possibilité de trouver un travail et de fonder une famille, mais nous devons trouver le moyen d’accueillir et d’intégrer les migrants.
Vous critiquez souvent François Hollande ? Quel homme politique européen vous convient mieux ?
S’il y avait quelqu’un d’autre à la place d’Hollande, ce serait peut-être encore pire ! Je ne pense pas que Nicolas Sarkozy ferait mieux. Il ne savait que donner des leçons aux autres. Hollande est plus discret. La faiblesse principale de l’Europe contemporaine réside dans les structures du pouvoir. Les chefs d’Etat en ont trop, eux-mêmes sont trop visibles. Cela ne marche pas. J’aimerais qu’en Europe, et surtout dans l’Eurozone, fonctionne un parlement commun, dans lequel siégeraient les députés des parlements nationaux. Il nous faut plus de dialogue et de transparence. Les décisions devraient être prises à la majorité des voix. Voyez comment l’UE est parvenue à la résolution de la crise grecque cet été : une simple déclaration des chefs de gouvernements au milieu de la nuit, sans le moindre débat public. Nous avons besoin de plus de démocratie.
Vous êtes plutôt eurosceptique ou eurooptimiste ?
Je suis eurooptimiste, mais je veux d’autres institutions. La seule organisation de l’UE qui prend des décisions en fonction de l’opinion majoritaire, c’est la Banque Centrale Européenne. Imprimer de l’argent, c’est facile et agréable. Mais on ne peut résoudre tous les problèmes en faisant marcher la planche à billets. Il serait bon que l’Europe instaure un impôt sur les sociétés. Nous passons notre temps à faire la morale aux grecs, exigeant qu’ils remettent de l’ordre dans leur système fiscal. Le sermon vient de l’ancien premier-ministre du Luxembourg Jean-Claude Juncker. Or on vient de s’apercevoir qu’existe au Luxembourg un impôt à taux nul pour les compagnies multinationales. Que pouvons-nous après cela exiger des Grecs ?
Des pays de l’UE peuvent s’unir sur la base du volontariat pour introduire un impôt commun sur les sociétés. Ceux qui le voudront pourront rejoindre les premiers plus tard. On ne peut pas attendre sur chacun. Nous devons créer de nouvelles institutions à l’intérieur de l’Europe. Je pense que cela peut arriver plus vite qu’on ne le croit. C’est en cela que je suis eurooptimiste.
La montée de l’euroscepticisme s’explique-t-elle seulement par les difficultés économiques actuelles de l’Europe ou tout simplement parce que les européens n’y croient plus ?
L’euroscepticisme ne vient pas seulement des difficultés économiques. Le projet européen est unique. Personne n’a jamais créé une union transnationale aussi large. En Europe vivent près de 500 millions de personnes, aux Etats-Unis, au moment de leur formation, il n’y avait pas plus de 3 millions d’habitants. Le nationalisme est nuisible à l’Europe. L’Allemagne accuse la Grèce, la Grèce accuse la France, etc. C’est un cercle vicieux.
Avez-vous l’intention de continuer à étudier l’inégalité ? Etes-vous prêt à ce de nouvelles données vous contraignent à revoir votre point de vue, comme c’est arrivé au politologue Francis Fukuyama ? Aux débuts des années 90 il avait publié un essai qui avait fait du bruit : La fin de l’histoire et le dernier homme, mais il avait été ensuit forcé par les faits à revoir son propos.
Bien sûr ! Mon point de vue change avec le temps. Nous accédons à de toutes nouvelles données. Le succès du Capital au 21ème siècle nous a permis d’étudier les statistiques du Brésil, de l’Argentine, de Taïwan, de la Corée du Sud. Nous n’avons pas pu intégrer l’analyse de ces informations au livre, puisque nous n’en disposions tout simplement pas. Beaucoup de données attendent encore que nous les analysions.
Ne vous semble-t-il pas que les idées de gauche – impôts élevés, Etat omniprésent, redistribution des richesses – sont en perte de vitesse au niveau mondial ?
La Russie et la Chine ont souffert du communisme, en conséquence elles se sont tournées vers des formes tout à fait extrêmes de capitalisme. Un Etat réduit ne garantit pas le développement, c’est même plutôt l’inverse. Regardez cette même Europe : en Roumanie et en Bulgarie les prélèvements fiscaux représentent 25% du PNB. Pour mémoire, cet indicateur est de 50% en Suède. Les pays scandinaves investissent l’argent des contribuables dans l’éducation et la médecine. Les avantages de l’Etat minimal, c’est une représentation profondément idéologique.
On dit de vous que vous êtes la pop-star de l’économie. Qui d’autre admirez-vous ? Qui a eu une influence sur vos travaux et vos façons de voir ?
Je ne me considère pas comme un économiste, plutôt comme un sociologue ou un historien. Ont eu beaucoup d’influence sur moi les chercheurs français Fernand Braudel et Pierre Bourdieu et le sociologue américain Simon Kuznets. Je suis aussi de près les travaux des économistes Paul Krugman, Joseph Stiglitz et Tony Atkinson.
Aimeriez-vous un jour troquer votre carrière de chercheur contre un poste de responsabilité dans un gouvernement ou une organisation internationale ?
On me fait parfois des propositions semblables, mais je refuse. Je crois en la force des livres et des idées. Les politiques ne font que suivre les opinions qui dominent dans la société. Il est peut-être finalement plus productif et ambitieux de modifier les représentations sociales. Mon livre a provoqué une polémique violente, mais a aussi permis la démocratisation de la connaissance économique. La politique ne doit pas devenir une profession. Ma tâche, c’est enseigner et faire de la recherche.
Peut-on concilier le capitalisme et les valeurs humaines universelles ?
Oui, tout à fait. Il y a toutes sortes de capitalisme. Mais pour cela il faut un système démocratique fort et efficace. Le capitalisme ne doit pas servir de légitimation au transfert d’immenses fortunes de génération en génération. En Russie et en Chine il n’y a pas d’impôt sur les successions, alors qu’il existe dans un pays de tradition capitaliste comme le Japon. Il faut se battre contre cette absence, sinon cela risque de devenir un trait culturel. La Russie est passée du communisme au capitalisme oligarchique. Entre ces deux extrêmes il existe tout de même des stades intermédiaires.