A peine un mois après l’accord sur le programme nucléaire iranien entre Téhéran et les puissances 5+1, la situation des intégristes au pouvoir en Iran peut être résumée en deux mots : la confusion et le déséquilibre. Cet état des choses résulte d’un bouleversement brutal des rapports de forces au sein du pouvoir. Toute tentative pour prévoir ou mesurer ses lourdes conséquences ne peut rester, pour l’instant, que dans le domaine de la spéculation ou d’hypothèses.
Cependant, même à ce stade, on peut dire avec certitude que l’échec flagrant du régime iranien dans la réalisation d’un projet axial au cœur de sa stratégie globale, à savoir la fabrication d’une arme nucléaire, a provoqué la baisse du niveau d’équilibre interne qui subsistait jusque là. Cette baisse d’équilibre, totalement inédite depuis 25 ans, n’est pas encore tout-à-fait visible.
Mais d’ores et déjà, il est clair que de nouveaux paramètres et un nouveau niveau d’équilibre ont entraîné un changement qualitatif dans le rapport du régime à la situation globale dans la région et surtout par rapport à une population à bout de ses forces à l’intérieur du pays.
Ce changement dans l’équilibre interne du pouvoir survient alors que les factions et forces que certains analystes et hommes politique occidentaux insistent toujours à décrire comme « modérées », ont le sentiment que cette baisse d’équilibre et l’affaiblissement général qui en résulte, n’agit qu’au détriment de la faction rivale et qu’ils pourront à terme faire de cet affaiblissement généralisé un tremplin pour écarter l’adversaire et reconquérir les positions perdues.
Ainsi s’ouvre une nouvelle phase de la crise engendrée par une lutte pour l’hégémonie au sommet du pouvoir comme la conséquence immédiate de ce recul général. La nouvelle donne inquiète surtout la faction jusqu’ici dominante du guide suprême, Ali Khamenei, qui comprend par-dessus tout le Corps des pasdaran. Ce dernier assiste à l’effondrement d’un équilibre en sa faveur obtenu au prix fort au fil des ans. L’arrivée d’Hassan Rohani à la tête de l’exécutif en août 2013 avait révélé des signes sérieux d’un conflit profond à l’intérieur du régime qui, aujourd’hui, se divise ouvertement en deux camps ennemis après la signature de l’accord du 14 juillet à Vienne sur le nucléaire.
Cette division ouverte montre avant tout que Khamenei a perdu le contrôle des luttes internes du pouvoir islamiste. Il n’est plus le « parrain » qui redistribuait les cartes et définissait les limites de la part de chaque camp du pouvoir, mais simplement le chef d’une des factions dans le conflit ouvert qui va s’intensifier.
Nous ne sommes pas descendus tous ensemble !
Hassan Rohani, le président de la république, et Hachémi-Rafsandjani, président du Conseil de discernement des intérêts du régime, les principaux soutiens d’un « deal » sur le nucléaire, espèrent consolider leurs positions au sein du pouvoir en serrant la main aux hommes politiques pragmatiques en Occident.
Bien que ce tandem partage, avec les autres figures du régime, le même intérêt dans la poursuite de la stratégie de survie de ce dernier consistant à une politique de répression à l’intérieur du pays et celle de l’exportation de son idéologie réactionnaire et du terrorisme à l’extérieur, ces deux figures ont acquis une connaissance plus profonde et une meilleure appréciation des relations avec les tenants occidentaux de la politique d’apaisement. Ils n’hésitent pas à déclarer haut et fort que l’Occident, notamment l’Amérique, peut s’accommoder avec des régimes autoritaires ou non-démocratiques, voire les accepter comme alliés. Ainsi, ils considèrent que les questions des droits de l’homme relèvent surtout du domaine des médias et opinions publiques et n’ont pas leur place dans les négociations secrètes avec les Occidentaux ; bref, leur évocation ne serait qu’une perte de temps.
Pour l’instant, Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères, représente la rhétorique conciliante de cette faction sur la scène internationale mettant l’accent sur l’attractivité d’une relation de partenariat avec la République islamique. Mais quelle attractivité alors même que les demandes incessantes du parlement iranien pour pouvoir examiner le contenu des gros contrats pétroliers conclus sous la présidence Khatami (1997-2005) sont restées sans suite ?
Le pouvoir judiciaire en Iran est totalement aux ordres d’un régime tyrannique qui jette en prison les journalistes pour la moindre critique à l’égard du pouvoir, et la société civile est dépourvue de tout moyen démocratique de surveillance de ces relations commerciales non-transparentes et ces contrats suspects. C’est pourquoi l’attirance du marché iranien pour les « hommes politiques-hommes d’affaires » occidentaux est généralement perçue comme la possibilité de conclure des contrats très lucratifs, voire légendaires, toujours opaques en absence de tout mécanisme de contrôle et souvent sales en raison de la corruption à tout va qui ronge le régime, au détriment des intérêts économiques réels du peuple iranien.
Avec l’apparition graduelle des après-chocs du séisme politique provoqué en Iran par le « deal » nucléaire, la guerre des factions qui a pris une ampleur sans précédente avec des révélations fracassantes sur les « affaires » venant des deux côtés, semble entrer dans une nouvelle phase inédite. Devenir vainqueur de cette guerre en devenant la force dominatrice au sein du pouvoir ne sera pas chose facile pour aucune des forces en présence. Par contre le nouveau climat qui s’installe rend le régime plus instable, au point de soulever un certain risque pour tout investissement sur l’avenir immédiat de cette théocratie en proie à ses intenses conflits internes.
La précipitation des hommes d’affaires-politiciens pour gagner une part plus importante du «gâteau », sera un des éléments majeurs au cœur de la guerre sans merci à venir. Au lieu d’apporter un souffle de modération, cette convoitise risque au contraire de renforcer la lutte des clans. Cette situation, à savoir celle des révélations et des « coups bas » pleuvant de toutes parts, aura au moins le mérite de permettre à l’opinion publique iranienne, malgré l’absence de tout mécanisme de contrôle et de surveillance - nous l’avons rappelé plus haut - de commencer à mieux connaître les dessous de ces tractations et marchandages plus que généreux. Elle donne aussi à la population un véritable aperçu de la fragilité du système.
En attendant, rappelons que l’ampleur de l’échec stratégique du régime de Téhéran dans son projet nucléaire est le fruit d’une lutte vieille de vingt ans de l’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran, l’opposition principale au régime des mollahs. Forte du soutien de ses sympathisants en Iran tout au long de ces années, elle a mis à la disposition de l’opinion mondiale et des instances internationales des informations concernant les activités nucléaires secrètes des mollahs aux visés clairement militaires.
L’approche pusillanime, motivée par des intérêts divers, des Occidentaux vis-à-vis de ce dossier au cours des dernières années montre clairement qu’en absence de ces révélations - comme l’on a vu dans le cas de la Corée du Nord – les « politiciens-hommes d’affaires » auraient fait semblant d’y voir rien de sérieux. Alors les mollahs auraient fêté leur première teste nucléaire depuis plusieurs années, imposant ainsi au monde entier un rapport de forces et une configuration géostratégique internationale d’un autre type, à un niveau beaucoup plus injuste et brutal que ce qui existe aujourd’hui…