Pas facile d’expliquer à Lars, mon ami danois, ce qu’il s’est passé dans la dernière campagne électorale française. Le président sortant dont l’électorat est massivement issu des classes aisées n’a pratiquement pas fait campagne au premier tour et a refusé de débattre avec ses opposants. Fort du soutien stable d’un cinquième de l’électorat, il est qualifié au second tour face à une candidate dont l’électorat est principalement composé de personnes à bas salaires issus des régions les plus éloignées du centre de pouvoir, à l’image des départements d’outre-mer. Le candidat des classes aisées est largement soutenu par la presse qui, article après article, émission après émission, explique à l’unisson qu’il ne faut pas voter pour la candidate choisie par les pauvres et qu’il faut privilégier celui préféré par les riches. Les autres candidats et politiciens affichent aussi leurs préférences pour le candidat des riches. Universitaires, intellectuels, personnes du spectacle s’engagent également pour ce candidat. Aucune proposition concrète des candidats n’a fait l’objet d’un débat contradictoire. Personnellement, d’ailleurs, il m’est arrivé d’écrire une tribune sur les mérites et les démérites du projet démocratique de la candidate des pauvres. Un article intitulé « championne de la démocratie ? », s’est vu transformé sans mon consentement en « fausse championne de la démocratie ». Pourtant, contrairement à d’autres journaux, celui qui a accueilli ma tribune ne pratique habituellement pas de modifications de titre sans le consentement de l’auteur. Cela contribue à saisir l’atmosphère qui règne autour de cette élection. Finalement, le candidat des riches a gagné dans un contexte d’abstention record, où moins de 2/3 des inscrits ont exprimé une préférence. Dès lors, bien que l’écart ait été large (plus de 5 millions d’électeurs), le président français n’a jamais commencé son mandat avec si peu de soutien au second tour, soit moins de 40% du corps électoral.
Mon ami Lars est surpris, cela ressemble aux régimes en voie de démocratisation, où la minorité des nantis fait usage de tous les moyens pour se protéger du vote des pauvres. Le Paraguay, par exemple. Dans notre vieille Europe – et particulièrement dans le très civique Danemark – d’autres pratiques sont utilisées : si on veut gagner les élections il faut convaincre les pauvres. L’assentiment des citoyens les moins avantagés est l’une des avancées principales de nos régimes représentatifs. Le respect des électeurs – et donc aussi des candidats – est aussi un autre pilier de nos institutions. Les débats sur les mesures concrètes proposées par les candidats, déjà restreints à la période électorale, devraient, au moins pendant cette période, avoir lieu. Le pluralisme, également, devrait triompher. Si, parmi les journalistes et intellectuels, il n’y a pas assez de soutiens à la candidate des pauvres, il faut élargir l’attention vers ceux qui sont peu habitués aux plateaux et aux tribunes, pour qu’on puisse entendre leurs arguments. Toutes ces règles civiques sont bafouées dans les systèmes qui sortent d’un système dictatorial. La même classe y contrôle la presse, les débats, les carrières, ce qui lui permet de continuer à bénéficier d’un pouvoir ami pendant des dizaines d’années. Que fait la France dans ce groupe de pays ?
Nous connaissons la réponse. Bénéficiant d’un système majoritaire qui a permis, en 2017, à 15% de l’électorat d’obtenir 61% des députés, le candidat des nantis s’est placé au centre de l’échiquier politique, et laissant les pauvres de gauche et les pauvres de droite se diviser, si bien que les candidats des pauvres de gauche ont tous appelé à ne pas voter pour la candidate qualifiée des pauvres de droite.
L’avenir est normalement écrit. Depuis l’alignement de l’élection législative sur la présidentielle, le gagnant de l’élection présidentielle va encore gagner du terrain sur ses adversaires aux élections législatives. Les électeurs des candidats perdants vont être déçus et ne vont pas voter ce qui entrainera, à côté d’une forte montée de l’abstention, un avantage supplémentaire de 7% en moyenne pour le parti du président. Et ce malgré le fait que 69% des Français souhaitent une cohabitation.
Cela nous conduira à vivre dans un pays gouverné par le président et « son » gouvernement, souvent par ordonnance ou par décret. Le parlement, devenu inutile, lorsqu’il est consulté, il est désert. En moyenne, l’abstention lors des votes à l’Assemblée nationale a été de 82% dans ce quinquennat. Les contrepouvoirs deviennent faibles et complaisants et, de ce fait, des lobbys s’installent confortablement à l’Elysée.
La division des partis votés par les pauvres à l’élection présidentielle est compréhensible, compte tenu de l’énorme pouvoir que celle-ci peut conférer à une faction dans notre pays. Mais reproduire cette division lors de l’élection législative serait une grave faute morale. La cohabitation est désormais la seule option pour protéger l’équilibre des pouvoirs dans notre pays et pour éviter l’exclusion totale des plus désavantagés du pouvoir. Le désistement systématique en faveur de n’importe quelle candidature la plus à même de concurrencer le candidat du président est un acte de civisme, un anticorps démocratique. Si les pauvres de droite et les pauvres de gauche se soutiennent mutuellement, nous auront un parlement où ils pourront librement se disputer au plus grand bonheur de tous ceux – il y en a beaucoup – qui sont encore attachés à ce que notre pays cesse d’exclure nos concitoyens du pouvoir. Les plus désavantagés seront représentés. Les pouvoirs seront contrôlés. Les débats seront à nouveau proposés, dans et hors le parlement. Et Lars sera rassuré.