Quelle pire douleur dans cette vie que la perte d'un enfant? Sans doute n'en existe t-il pas de plus atroce et ou de plus déchirante. Le genre de douleur fulgurante, qui plus jamais ne vous quitte, et fait de vous un-e écorché-e à vie.
Siham Ratib pourrait vous en parler, si elle était toujours vivante. Elle avait 49 ans et elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
En septembre dernier, son fils Mustafa Nimr, 27 ans, part faire des courses pour le dîner avec son cousin Ali, 20 ans. Ils sont en voiture, et ils rentrent chez eux, dans le camp de réfugiés Shaafat à Jérusalem Est. Les deux jeunes garçons sont insouciants, et ils ne savent pas qu'au même moment, une patrouille de l'armée israélienne fait une "descente" dans le camp (cela arrive fréquemment) et que le moindre mouvement pour un palestinien peut être fatal. Ils engagent leur voiture dans une rue du camp, et roulent en direction d'une jeep de l'armée, qu'ils ne semblent ni voir ni viser. Sans sommation, les soldats ouvrent le feu et criblent la voiture de balles de mitraillettes. Mustafa est tué, Ali grièvement blessé.
L'enquête établira par la suite que les deux jeunes gens étaient sous l'emprise de l'alcool et qu'ils n'avaient pas réalisé tout de suite la présence des soldats. Par ailleurs, les vidéos prises sur les lieux ainsi que l'enquête de police établiront que les tirs ont commencé alors que la voiture était déjà stoppée, et que Ali et Mustafa n'avaient donc aucune intention de foncer sur la patrouille.
Les résultats de l'enquête se sont avérés tellement accablants pour la police israélienne que celle-ci a convoqué la famille de Mustafa pour leur notifier que leur fils avait été tué "par erreur"... Comme un chien qu'on écrase parce qu'il a traversé la route au mauvais moment.
Mais peut-on se faire à l'idée qu'on a perdu son enfant "par erreur"?
Visiblement, Siham Ratib ne s'y est jamais faite. Sous le choc et dans un état dépressif, elle était sous traitement médicamenteux depuis des mois. Et hier après-midi, elle a décidé d'en finir.
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Siham se rend avec sa fille à la Porte de Damas, l'une des plus célèbres et des plus fréquentées des portes de la vieille ville de Jérusalem. Munie d'une paire de ciseaux, elle se dirige vers la patrouille postée comme à son habitude à quelques mètres de l'entrée de la vieille ville. Il serait tellement simple, pour une patrouille armée jusqu'aux dents, de venir à bout d'une femme de 49 ans sous traitement, qui se dirige vers elle avec une paire de ciseaux. Mais ce n'est pas ainsi que cela fonctionne ici. On tire pour tuer. On attaque pour mourir.
Ils font feu, Siham s'écroule sur les pavés, face contre terre. Rapidement, l'armée intervient. La fille de Siham est bien entendu arrêtée et emmenée en garde à vue. Savait-elle ce que sa mère comptait faire? Aucun moyen de le savoir pour l'instant. Dans le même temps, les soldats mettent en place un périmètre autour du corps de Siham et refusent que les équipes médicales viennent jusqu'à elle. D'après les témoins, Siham n'est pas morte immédiatement. Mais personne ne sait si les secours auraient pu la sauver. Sans doute n'en avait-elle d'ailleurs pas envie. Car lorsqu'on décide de s'attaquer à un soldat ou à un policier, quelles qu'en soient les raisons, on sait qu'il n'y a d'issue que la mort.
J'ai appris ce qui était arrivé à Siham bien avant de savoir que des médias français avaient "relayé" l'information. Je l'ai appris d'une manière crue, à travers le post Facebook de mon ami Oussama, père de famille de Jérusalem qui m'avait accueillie chez lui lors de mon dernier séjour. Il a posté la photo du corps de Siham, étalée par terre, inerte. Elle a été tuée devant lui.
Je me suis immédiatement renseignée auprès de lui et auprès de mes autres contacts sur place afin de connaître les circonstances exactes de sa mort. Mieux comprendre pour mieux retranscrire. Les informations que je fournis dans cet article proviennent de communiqués israéliens vérifiés et traduits par mes contacts palestiniens sur place.
Comment se fait-il que la presse française parle d'une "attaque au couteau" alors qu'il s'agissait d'une paire de ciseaux? Et au-delà de ce "détail", comment se fait-il qu'aucun journaliste ne prenne la peine de regarder au-delà d'un pauvre communiqué officiel - et donc potentiellement biaisé, a fortiori dans un tel contexte - pour comprendre COMMENT et POURQUOI une mère de famille de 49 ans a soudain décidé de vouloir tailler son destin en miettes?
Non, il ne doit pas y avoir pire dans cette vie que de perdre un enfant. Sauf peut-être l'injustice de savoir qu'il est mort "par erreur".