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Billet de blog 2 févr. 2023

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Claude Gérard (1945-2023) : Histoire(s) d'un cinéma

A l'Espace Saint-Michel à Paris, Claude Gérard proposait depuis 1986 des films portés pour autre chose que pour les chiffres. Des films à succès et des films à bouillon. Des ciné-débats pour nous aider à y voir quelque chose dans l'absurdité du monde. Car on ne dit pas assez que voir des films ensemble dans l’obscurité, et s'en parler, ça aide à vivre et à se tenir vivants.

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In memoriam Claude Gérard © Raymond Macherel

Je me souviens de Claude Gérard. L’écrire aujourd’hui, c’est ajouter à la peine. Car oui, Claude Gérard n’est plus. Il est mort mercredi 25 janvier au soir. Il avait 77 ans. Et la mort ne l’a pas laissé mourir chez lui. À Paris, au-dessus de son cinéma de toujours, le mythique « Espace Saint-Michel ». Elle l’a fauché à l’hôpital, vraisemblablement d’une encéphalite mal diagnostiquée. Beaucoup trop tôt pour tous les enfants du cinéma que nous sommes. Avec la disparition de Claude, nous sommes nombreux à pleurer un grand homme du cinéma vivant.

Je me souviens du visage lumineux de Claude Gérard un soir de première. C’était le mercredi 29 avril 2015. Je m'étais dit que c'était bien de filmer. L’Espace Saint-Michel accueillait une émission de radio pour la sortie d’UNE HISTOIRE POPULAIRE AMÉRICAINE d’Azam & Mermet. Les équipes de « Là-bas si j’y suis » et des « Mutins de Pangée » s’étaient installées. Parmi les invités, le réalisateur Olivier Azam, Myla Kabat-Zinn la fille d’Howard Zinn, l’éditeur Thierry Discepolo, le chanteur Fred Alpi... Et Claude Gérard. Le bar des « Affiches » à l’entresol était plein. Plein de joie partagée et d’intelligence des luttes.

Claude Gérard tiendrait en bonne place dans une histoire populaire du cinéma français qui reste à écrire. Au micro de « Là-Bas », dans son cinéma bouillonnant pour l'occasion, il est ému. Avec sa pudeur et sa gouaille tranquille à l’accent parisien, on sent les larmes qui lui viennent aux yeux : « Voyez par exemple, cette soirée... Je suis très heureux parce que... Évidemment, c’est très bien. Mais... Quand on a reconstruit le Saint-Michel, après l’incendie, j’imaginais des choses comme ce qui se passe ce soir ici. Je voulais faire des choses comme ça. Et je suis très heureux et je vous remercie. Parce que maintenant, c’est possible. »

L’Espace Saint-Michel c’est une caverne d’Ali Baba du cinéma depuis 1911. Une sorte de château fort plein de dédales et d'escaliers. Un labyrinthe où Claude posait partout, depuis 1986, ses films et ses fils d’Ariane. Des films programmés pour autre chose que pour les chiffres. « Être réellement curieux, c’est sortir des sentiers battus ! » disait-il dans un récent entretien. Des films qui lui correspondaient et que d'autres ne prenaient pas. Des films à succès et des films à bouillon. Des films pour nous aider à y voir quelque chose dans l'absurdité du monde. Car on ne dit pas assez que voir des films ensemble dans l’obscurité, et s'en parler, ça aide à vivre et à se tenir vivants dans le monde.

Peut-être existe-t-il une bobine dans les archives de Pathé avec la sortie des spectateurs du « Saint-Michel » un jour de printemps. Dès 1911, le restaurant « Le Bouillon Gandon » fondé en 1880 par Victor Gandon est transformé en cinéma. En 1918, il le confie au mari de sa nièce, Gaston Gérard, grand-père de Claude. A l'époque, le « Saint-Michel » louait 600 mètres de bobines à Pathé. Et à partir de 1925, la salle unique accueille 500 spectateurs sur deux niveaux. En 1947, c'est le père de Claude, Jean Gérard, qui prend la direction. Il y sort LE DIABLE AU CORPS de Claude Autant-Lara d'après Radiguet, scandale. Avec l’histoire de l’Espace Saint-Michel, on remonterait presque aux Frères Lumière !

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La façade de L'Espace Saint-Michel en 1918 © DR

Imaginez, si vous ne connaissez pas. Vous êtes place Saint-Michel, à la sortie du métro. Vous entrez par les arcades du cinéma sans portes ni fenêtres. Deux affiches grand format ornent les arcades, fierté des distributeurs. La caisse est dans ce petit hall, tenue par Anto ou sa collègue venues du Vietnam. Ou par Michel le projectionniste uruguayen. Dans le hall, l’ancienne boutique de photo est devenue un bureau ou travaille maintenant Justin. C’est lui qui assure la programmation depuis début décembre et qui va continuer. Car il semble que les fils de Claude veulent maintenir et développer l'activité. Justin raconte combien Claude Gérard était affecté de sentir, pris par une soudaine fatigue début décembre, que son cinéma lui échappait.

Venez voir des films à l'Espace Saint-Michel. L'entrée de la « Salle 1 » de 120 places est à droite de la caisse. Vous y accédez par un escalier profond et quelques couloirs. Au fond une sorte de soupirail en dédale, qui monte puis qui descend. Vous êtes dans la salle du « Club », celle des débats. L'entrée de la « Salle 2 » de 90 places est à gauche de la caisse : un petit escalier qui monte cette fois vers une salle que Claude Gérard a créée, plus intime.

Partout des affiches, toute l'histoire du cinéma par les affiches. LES AILES DU DÉSIR. HIROSHIMA MON AMOUR. GUERRE ET PAIX. Celles du hall, alignées en 120x160 cm, permutent au gré de la programmation. De petits A4 orange précisent les horaires et les débats. À l'entre-sol, le bar « Les Affiches » en est couvert, de tous formats. On peut le traverser jusqu’à la rue de la Harpe. Un bar pour lequel Claude faisait lui-même les courses en scooter, jusqu'au bout. C’est là qu’un hommage lui sera rendu samedi 4 février par la famille et les amis.

On pense à l'affiche de VICTOR, VICTORIA de Blake Edwards : énorme succès. A celle de LA MORT D'UN MAÎTRE DE THÉ de Kei Kumai pour la renaissance du cinéma en 1991. Plusieurs succès inespérés venaient sauver de loin en loin ce cinéma regardé de haut par une partie de la profession. Ainsi LES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE de Balbastre & Kergoat, resté un an à l'affiche. Et très récemment HACKING JUSTICE sur le cas Assange. Comme confiait Claude aux Mutins de Pangée : « Contre toute attente, ça marche... ».  Moi je me souviens du chef d'œuvre LE BAL d'Ettore Scola, avec ma mère. J'avais 13 ans.

Grâce à Claude Gérard, le « Saint-Michel » est devenu un lieu de résistance pour tous les cinéphiles et prolétaires qui refusent la standardisation du cinéma. Un cinéma « pluriculturel ». Un cinéma qui affirme « sa résistance face à ceux qui chercheraient à bâillonner la liberté d'expression. ». Lors de la sortie de LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST de Scorsese en 1988, le « Saint-Michel » sera incendié par des intégristes catholiques. Claude savait ce qu'il en coûtait de tenir tête aux fanatiques. Le cinéma renaît de ces cendres en 1991 et programme peu après : THÉORÈME de Pasolini et L'EMPIRE DES SENS d'Oshima.

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La façade de L'Espace Saint-Michel en 2016 © Asia Etcetera

C’est au bar « Les Affiches » que Robert Guédiguian a accroché une médaille au veston de Claude Gérard. Le 26 septembre 2019. La médaille de Chevalier de l’Ordre du Mérite. Le plus marseillais des cinéastes honorant d’un discours le plus parisien des têtes de pioche du quartier latin ! Et quel discours. Où l’on apprend que les marches de la devise républicaine peuvent se monter mais aussi se descendre. Et où l’on pense, en écoutant Robert, que les marches du Festival de Cannes valent moins pour l'avenir de l'humanité que celles qui mènent aux salles d'un cinéma vivant comme l’Espace Saint-Michel.

Il en fallait beaucoup en général pour émouvoir Claude Gérard. FANFAN LA TULIPE, LE MONDE DU SILENCE, LA PORTE DE L’ENFER, LES VACANCES DE MONSIEUR HULOT... Tout ces films qu'il voyait et revoyait dans les années 50, en se glissant dans la salle après les devoirs. Le jour de la breloque, on sent que toute l’histoire de sa famille remue. Claude qui tenait le flambeau des projecteurs depuis 1986 écoute en présence de ses deux fils, Thomas et Yves, et sous les yeux de ses petits-enfants. « Je suis encore plus à fond dans la bataille », dit-il.

Bien sûr, les gros, les têtes d’affiche, les qui-ont-des-chiffres-à-la-place-du-cœur, auraient pu lui accorder de temps en temps une grosse sortie nationale. Au lieu de lui mettre des bâtons dans les bobines alentours. Tous ces préoccupés de l’état général du cinéma auraient pu sortir chez lui une Palme d’Or. Histoire de distribuer à contre-emploi, à contre-temps, à contre-argent. Histoire de faire venir un public neuf dans cette maison centenaire. Mais non, l’Espace Saint-Michel a toujours lutté contre une sorte de relégation. Claude n’était pas dupe. Il ne fréquentait pas le milieu. Et s’il allait à Cannes ou aux 3 Continents, c’était pour voir des films.

Claude Gérard n’avait pas le goût de l’argent. Il défendait simplement l’idée d’un cinéma qui ne se fout pas de la gueule du public. « Il faudrait remettre de l’ordre dans la maison cinéma. Séparer les petits films des grosses productions. Les petites salles des centres commerciaux du cinéma... » Le public lui était reconnaissant de cette sincérité.

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Affiche du film LE BAL d'Ettore Scola © DR

Claude Gérard était un cinéphile qui ne parlait pas de cinéma devant son public. Qui ne se mettait pas en scène. « On est sensible au cinéma, c’est une esthétique, une sensation de beauté. On intellectualise trop quand on devient adulte… Il faut aller au cinéma avec la sensibilité, l’innocence, d’un enfant », disait-il au magazine Asia/Etcetera en 2019.

Car l’amour de l’indépendance, comme il disait, ça se cultive. Et ça va aussi avec une certaine idée de la fidélité. Gilles Perret le savait bien. Claude lui avait donné sa chance avec son premier film MA MONDIALISATION. Et L’Espace Saint-Michel a programmé ensuite tous ses films, même quand un certain succès est venu.

J’ai rencontré Claude Gérard grâce à Gilles. En novembre 2013, le réalisateur haut-savoyard sortait son film sur le Conseil National de la Résistance : LES JOURS HEUREUX. Gilles était venu me débaucher de la mairie de Paris. Nous avons tenu LES JOURS HEUREUX et son affiche rouge avec la silhouette de Jean Moulin pendant 18 semaines consécutives à l’Espace Saint-Michel ! Claude était fier des plus de 4000 spectateurs rassemblés et de la cinquantaine de débats organisés.

Comme j'ai aimé être dans ce cinéma ! J'ai aimé animer, faire vivre les échanges après un film, jusqu'à pas d'heure. Donner la parole, laisser fleurir les émotions. Ce qui peut se produire dans une salle est parfois magique, politiquement magique. Comme dans cette vidéo d'un débat « Salle 2 » avec Bernard Friot. Claude vous donnait les clés.

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Raymond Macherel et Claude Gérard à l'Espace Saint-Michel le 6 avril 2016 © Hervé Pauchon

Puis viendront pour moi IRANIEN de Mehran Tamadon gardé plus de six mois. UNE HISTOIRE POPULAIRE AMÉRICAINE en 2015, plus de trente ciné-débats. Et la formidable aventure de COMME DES LIONS de Françoise Davisse avec les ouvriers de PSA Aulnay. Hervé Pauchon de France Inter y fera une série d'émissions mémorables où l'on retrouve les voix d'Arlette Laguiller et de Claude Gérard. J'y lance : « Si y'avait pas Claude Gérard, le film COMME DES LIONS à Paris, ce serait peanuts ! » « Moi, c'est mon trip, des films comme ça ! » dit Claude.

Pendant près de 40 ans, il aura programmé chaque semaine des films selon son bon plaisir. Et quand on négociait avec lui les séances, il ne fallait pas trop lui courir sur le haricot. Car Claude était imprévisible, incorruptible, passionné ! Mais aussi d'une grande gentillesse et disponibilité. Et pour nous les cinéastes, les producteurs, les distributeurs, les spectateurs, l‘Espace Saint-Michel, c’est depuis toujours du cinéma vivant. Du cinéma de proximité, comme il en existe d'autres en France, qui résiste aux forces de l’ordre des choses.

Le site internet de l'Espace Saint-Michel nous apprend que le cinéma se tient debout depuis « 109 années » ! Qu’il a programmé plus de 5095 films ! Et qu'il a accueilli 24 818 744 spectateurs depuis son ouverture au début du siècle dernier !

Une histoire qui se mêle à nos histoires de vie. Le producteur Jean Bigot se souvient de MOBUTU ROI DU ZAÏRE de Thierry Michel, en 1999. Pour Hervé Millet, c'est IMPUNITÉ de Juan José Lozano et Hollman Morris en 2010 : le débat déclenché alors lui a donné envie de se lancer dans la distribution. Pour Manuel Attali, c'est la sortie d'INSTITUT BENJAMENTA des frères QUAY en 1995 qui fut une heureuse surprise : Claude invita même l'équipe à monter boire un verre chez lui ! Pierre Carles se souvient de la sortie de ATTENTION DANGER TRAVAIL en 2003 et d'un débat passionnant avec les spectateurs et la féministe Thérèse Clerc.

On se connaissait à peine avec Claude. Je veux dire, on se connaissait comme on se connaît dans le petit milieu du cinéma indépendant. Comme ceux qui ont vu un jour LES NAUFRAGÉS DE L’ÎLE DE LA TORTUE.

 « — Allô, Claude ? — C’est qui ? — C’est Raymond — Ça alors, un revenant ! » C’est notre dernier téléphone, le 18 octobre. Toujours le sourire Claude. Mais le plus souvent vous tombiez sur sa voix enregistrée : « Vous êtes bien sur le répondeur de Claude Gérard, je ne peux pas vous répondre pour le moment… » Et ceux qui savaient laissaient quand même un message parce que Claude, en fonction de qui appelait et des urgences, décrochait. Comme j'aimerais encore entendre la voix de Claude sur le répondeur. Et quelle tristesse de penser que, même si on lui laisse un très long message, il ne décrochera plus.

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