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Billet de blog 19 décembre 2022

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Il y a ceux qui réussissent à surgir et ceux qui ne sont rien

Dimanche 18 décembre, l’Argentine a été sacrée championne du monde. L’équipe de France est passée à un bout de crampon de la victoire. Et Kylian Mbappé était défait au coup de sifflet final. C’est le moment choisi par Emmanuel Macron pour surgir. Il surgit toujours au pire moment. C’est sa marque de fabrique. Il y a ceux qui réussissent à surgir et ceux qui ne sont rien.

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J’aime les métaphores. Elles nous transportent en même temps qu’elles nous aident à essaimer le sens du monde. Comme des millions d’autres, je me suis laissé prendre au jeu de la Coupe du Monde de football organisée par la FIFA et le Qatar. Bien sûr, les milliers de morts sur les chantiers nous regardent. Bien sûr, cette dépense inutilement fastueuse abonde d’abord les comptes d’un petit cercle de milliardaires. Bien sûr, chaque aller-retour en avion pèse de tout son poids en CO2. Et pour eux, le football, c’est d'abord la circulation du capital, c’est le pouvoir sur nos vies. Leurs mortifères obsessions.

Mais pendant quatre semaines, j’ai vibré, j’ai tremblé, j’ai exulté. Et dans le petit bar du 18ème à Paris où j’ai regardé les matchs avec des amateurs de tous pays, la joie était communicative, et la peine. Comme un cordonnier coréen, comme un chauffeur de taxi à Montevideo, comme un petit patron allemand ou un enfant à Dakar, j’ai habité sur le cuir d’une Terre ronde comme un ballon.

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Soir de finale de Coupe du Monde dans un bar parisien © RM

J’ai un ami rennais qui lui, n’en a rien vu. L’ami François. Même pas par boycott. Ça ne l'intéresse pas. Je l’ai informé par sms du résultat de la finale : « Victoire légendaire de l’Argentine du dieu Messi contre la France du prophète Mbappé ». Au terme d’un match époustouflant ! À vous mettre plus de chair de poule que le tout venant du cinéma français. Quel match, que de rebondissements... Une faute d’un argentin dans la surface a fait basculé la partie après 70 minutes d’un jeu à sens unique dominé par les enfants de Maradona. Et quel suspense final ! Une apothéose au moment des tirs au but. Du pain et des jeux comme on aime. Nous à qui déjà on enlève tout, on leur laisserait aussi nous retirer la joie ?

François adore les métaphores et en invente. Durant l’hiver 2018-2019, nous avons beaucoup discuté autour de sa barrique de rhum arrangé au creux de la nuit. Il m’hébergeait pour le tournage de mon film avec les Gilets Jaunes : UN MOMENT SANS RETOUR. François occupe sa retraite de haut fonctionnaire de la sécurité sociale à distribuer des papillons sur les marchés, à animer des réunions d’éducation populaire dans des MJC, à organiser des projections de films. Et dans ces réunions, il file souvent la même métaphore. Pour inciter l'assistance à prendre la balle au bond.

La société est un grand terrain de football, dit-il. Avec ses deux équipes, l’une à droite, l’autre à gauche. Sa pelouse bordée et ses tribunes. Ses règles et ses tricheurs. Ses cages où tenter de marquer des buts. Mais les tribunes sont vides. Et se fourvoie qui pense rester spectateur. Car tout le monde est sur le terrain. Tout le monde joue. Même les immobiles. Mêmes les arrivistes. Même les gestionnaires. Même celles et ceux qui, comme Macron, ne savent pas redescendre sur terre.

Et il faut bien choisir une équipe car sinon le match se joue de vous. Le ballon circule. Il ne sert à rien de le voir passer sans rien faire, continue François de sa voix rocailleuse. Le capital lui ne cesse de se faire des passes à soi-même.

Rien ne sert non plus de tout miser sur le tribun de l'équipe. Il cause bien mais il est obsédé à l'idée de gagner le ballon d'or. La société est un sport collectif. Il y a les branches mais il y a surtout les racines. Il faut jouer, il faut se bouger, il faut lutter. Et quand on est de l’équipe de la plèbe qui trime, de celle qui porte le maillot des révolutions et du Front Populaire, de Mai 68 et des Gilets Jaunes, il ne faut pas rater les occasions de prendre possession du ballon. Et de marquer contre les fondés de pouvoir en costume.

Bien sûr, il y a des moments de défaite. L’équipe d’en face, le macronisme, la droite et l’extrême-droite, agissent en stratège. Ils ne lésinent pas sur les provocations, la corruption de l'arbitre et les tacles par derrière. Il moquent les islamo-gauchistes, les joueurs sans dents, le bruit et l’odeur. Ils désignent les joueurs par leur couleur de peau. Ils te disent d'aller traverser la rue là-bas si j'y suis. Et de plus en plus souvent, comme murmurait un ex-entraîneur gouvernemental à des petits joueurs en école de commerce, « ça passe... », « ça passe... ». « Jusqu’au jour où...» Car la partie ne finit jamais et la vie est à nous.

Dimanche 18 décembre, dans un stade flambant neuf au Qatar, l’Argentine a été sacrée championne du monde. L’équipe de France de la remontada est passée à un bout de crampon de la victoire. Et Kylian Mbappé était défait au coup de sifflet final.

C’est le moment choisi par Emmanuel Macron pour surgir. Il surgit toujours au pire moment. C’est sa marque de fabrique. Il y a ceux qui réussissent à surgir et ceux qui ne sont rien.

Illustration 2
Kylian Mbappé et Emmanuel Macron après la défate de la France en finale © Capture RM

Le voilà qui s’approche de la lumière dans le poste de télévision. Mbappé est assis par terre. Le voilà qui pose sa main sur la nuque de l’enfant de Bondy à la mine déconfite comme rarement. Le voilà qui cherche à lui voler un peu de son aura après s’être assuré qu’une caméra était là. Et il insiste. Et Mbappé ne le regarde pas. Ne lui répond pas. Et c’est le gardien argentin Emiliano Martinez qui vient au secours de l’attaquant français. Il s’accroupit devant lui, il lui prend la main, il le relève. Il le sort de l’insistance tactile et gênante du président Macron. C’est un geste de footballeur dont Macron est incapable : relever un adversaire qui est à terre.

Le discours de Macron dans les vestiaires n’est pas moins gênant. Une espèce d’entraîneur de salon qui enfilerait des perles. Et les joueurs sommés de rester au garde-à-vous. Ce n’est pas ta place, carajo ! Dégage ! Si encore, tu politisais le sport… Mais tu ne viens qu’avec des dribles à deux balles de politicien récupérateur. De politicien forceur. De politicien irresponsable. Car que tu ne joues jamais franc-jeu sur le terrain démocratique. Combien du 49.3 ? Tu méprises les gaulois frondeurs et réfractaires. Ce président n’a honte de rien.

Et c’est à ce moment de la soirée que surgit quelqu’un qui sait surgir. Nous sommes dans le direct d’après match sur TF1. Un de leurs reporters est parmi la foule des supporters bleu-blanc-rouge sur les Champs-Élysées. « Vous avez vibré pendant ce match ? » interroge-t-il à droite de l’écran. Le supporter à qui TF1 tend le micro est un père de famille. Son fils à ses côtés porte comme lui des lunettes tricolores. Le supporter est un costume de supporter, drapeau sur les épaules et joyeuse perruque de l’équipe des sans-culottes. « Ouais, très beau match. Comme je dis, la meilleure équipe a gagné mais très beau match. » Jusque là tout va bien. Autour, on sent la foule qui se presse et des coups de klaxon. Devant leurs écrans, des millions de téléspectateurs.

Et c’est donc à cet instant du match, du grand match de la société et de nos vies, que tout bascule. Que le supporter surgit. Qu’il surgit en direct sur TF1. Comme un diable #GiletsJaunes de sa boîte. Il surgit malicieux comme Macron jamais n’en sera capable.

Un supporter passe un message à Emmanuel Macron en direct sur TF1 © Capture RM

« Et je vais passer un message pour Manu. En fin de compte, Manu, on n’oublie pas, on pardonne pas…`» L’espace d’une seconde, le reporter de TF1 ne réagit pas. Il se demande peut-être quel joueur s’appelle Manu et s’il a manqué un des tirs au but. Le supporter a le débit rapide de quelqu’un qui joue sa vie. De quelqu’un qui marque en pleine lucarne dans les filets de TF1 : « Et pour nous mutiler, pour nous blesser, pour nous incarcérer… Parce que la lutte pour nous continue pour l’avenir de nos enfants, et pour un monde meilleur... » Ses mots se perdent dans le hors-champ du micro.

Car le reporter a repris le manche sans saisir semble-t-il ce qui vient de surgir. Une parole libre. A deux pas de l’Arc de Triomphe où « Les Gilets jaunes triompheront ». Sous le ciel étoilé du Qatar et de ceux qui à Paris ont le pouvoir. Une parole énoncée depuis une paire de lunettes tricolores. Pas des mots préfabriqués que TF1 demande de produire à la chaîne. Une parole de justice pour celles et ceux qui ont souffert et souffrent encore du macronisme sans humanité ni cœur.

Les aléas du direct remettent parfois les pendules à l’heure. Et quelque chose perce des profondeurs jusqu’au terrain en surface. Notre besoin de réparation est immense. De sa force tranquille, le supporter dénonce les violences policières et judiciaires. Allez les bleus ? Les bleus, les bosses, les yeux crevés. Les mains arrachées. Les peines de prison sans sursis. Le grand débat pipeauté. Les espérances matraquées.

« Qu’est-ce que vous voulez dire aux joueurs de l’équipe de France ce soir ? » Le reporter de TF1 enchaîne. Mais comme envoûté, il repose une question à l’insolent de la République drapeau bleu-blanc-rouge sur les épaules. Et ce dernier reprend la question de volée : « Aux joueurs de l’équipe de France ? Ils ont très bien joué. Mais Emmanuel Macron a fait beaucoup de blessés chez les Gilets Jaunes et on oublie pas, on pardonne pas... » Le reporter de TF1 cette fois lui enlève le micro.

Nous vivons un moment sans retour. Les Gilets Jaunes étaient et sont des surgissants. A l’époque, pourquoi ne nous sommes-nous pas engagés avec eux sur le terrain ? Ce n'est jamais trop tard, la partie n’a pas de fin, ni nos espérances. Et même si Macron ne veut pas, nous on est là !


UN MOMENT SANS RETOUR (France, 2022, 107 minutes), un long-métrage documentaire de Raymond Macherel. Co-produit et distribué par Doc Pop Films. Au cinéma depuis le 13/11/2022 et pour longtemps. Pour faire venir le film en ciné-débat dans une salle près de chez vous, écrivez-nous à <info[@]docpopfilms.fr>, et nous vous expliquerons la marche à suivre.

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