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Billet de blog 3 décembre 2024

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Vers une langue sans aucune ambiguîté ?

Où sont passées certaines nuances pourtant prévues par la langue, mais qui semblent actuellement ne plus être décodées par les lecteurs ou auditeurs des différents médias ? Il en résulte des ripostes féroces, embarrassantes pour les auteurs, autant qu’inutiles, puisque, sur le fond, à y bien regarder, tout le monde était d’accord…

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Vers une langue sans aucune ambiguïté ?

Où sont passées certaines nuances pourtant prévues par la langue, mais qui semblent actuellement ne plus être décodées par les lecteurs ou auditeurs des différents médias ? Il en résulte des ripostes féroces, embarrassantes pour les auteurs, autant qu’inutiles, puisque, sur le fond, à y bien regarder, tout le monde était d’accord…

J’en veux pour premier exemple une vidéo diffusée sur Mediapart le 17 octobre 2024 : https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/171024/alain-guiraudie-la-gauche-si-elle-veut-gagner-elle-doit-aller-partout?utm_source=video-20241029-183041&utm_medium=email&utm_campaign=ALL&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALL]-video-20241029-183041&M_BT=283233108768. Le cinéaste Alain Giraudie croit bon de s’excuser de propos tenus par lui au 20 h de France Inter le 15 octobre, qui lui ont valu une volée de bois vert. Le cinéaste avait choisi de programmer en illustration sonore une chanson de Noir Désir, ce que certains ont déjà reçu comme une provocation, après le meurtre de Marie Trintignant par le chanteur emblématique du groupe, Bertrand Cantat. Alain Giraudie, dans cette émission d’Eva Bester, explique qu’à ses yeux une condamnation ne peut être éternelle : « Il a fait une vraie connerie [souligné par moi] à un moment » ; mais, pour la survie du groupe boycotté en même temps que lui, et au nom de la nécessaire réintégration, à terme, des condamnés, on doit pouvoir écouter ses chansons . Au vu du terme employé, qui semblait banaliser et minimiser l’affaire, d’aucuns et surtout d’aucunes, telles Rose Lamy et autres auteures féministes, ont décroché leur lance-flammes sur France info, pour rappeler qu’il y avait eu féminicide. Avec mes vieux réflexes du monde ancien (j’ai 73 ans), je me suis étonnée que ces personnes savantes n’aient pas perçu, comme moi-même, dans la formulation d’Alain Giraudie, une figure d’atténuation bien connue de la langue française : la litote1, qui consiste à laisser entendre le plus en disant le moins. Pour moi il était évident que cette atténuation n’avait pas pour but de nier la gravité des faits, mais au contraire de la mettre en exergue autrement, tout en faisant porter l’attention sur leur caractère d’exception2 dans une vie (au regard des autres réalisations de leur auteur) et de mettre momentanément à distance la dimension émotionnelle liée à la tragédie pour considérer ce que l’on pouvait attendre encore de cet homme dans l’avenir.

Un deuxième exemple a attiré mon attention quelques jours plus tard, le 21 octobre : https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20241021-muslim-d-apparence-le-chercheur-pascal-boniface-d%C3%A9clenche-une-pol%C3%A9mique-politique. C’est cette fois au tour du chercheur Pascal Boniface de faire paratonnerre après avoir employé l’expression « muslim d’apparence » à propos de Karim Bouamrane, le maire LFI de Saint-Ouen. Là aussi, l’auteur en vient à s’excuser d’un propos « maladroit », tout en expliquant que son intention était de critiquer le manque de réaction des responsables politiques devant la guerre à Gaza : il craignait que Karim Bouamrane, qui avait récemment refusé de prendre position par rapport au conflit du Proche-Orient, ait été piégé par cette image : « ...instrumentalisé façon un muslim d’apparence qui ne critique pas Netanyahou et donc bénéficie d’une grosse promo médiatique », écrit-il sur X. A-t-on oublié ce qu’est le second degré, qui permet de mettre en lumière des stéréotypes, portés par d’autres, en les présentant comme des affirmations en style direct, pour mieux en souligner l’absurdité ? A tort ou à raison, c’est bien ainsi que nombre de nos concitoyens perçoivent les personnes descendantes de l’immigration et expriment une certaine méfiance depuis les attentats islamistes de 2015 : « Comment veux-tu que de l’extérieur on distingue les Arabes, les musulmans et les terroristes, puisqu’ils se ressemblent tous » (propos entendus dans mon entourage). « Pourquoi mon nom fait peur en France ? », s’exclame un écrivain égyptien dans une interview.

Faut-il incriminer le caractère réducteur et insuffisamment interactif de la communication à distance, qui ne permet pas d’ajuster son discours dans l’instant à l’auditeur, spectateur ou lecteur ? L’expression est souvent désinhibée, alors que la sensibilité est exacerbée pour le récepteur seul devant son appareil ou son document. Faut-il se tourner plutôt vers les codes de la communication dans les médias, qui inclinent à « grossir le trait » pour être immédiatement lisible, pour se détacher par rapport à d’autres discours, si bien que, si quelqu’un se hasarde à exprimer une pensée nuancée, répondant par exemple au schéma thèse-antithèse-synthèse autrefois enseigné, on s’entend répondre : « Mais enfin, que voulez-vous dire ? » (en admettant que l’intervenant ait eu plus de 3 minutes si nous sommes à la télévision).

Mais de nombreux exemples du même ordre nous sont donnés par la vie courante, dans l’échange en personne. Ainsi, peut-on encore aller voir un ami qui gît sur un lit d’hôpital et lui dire : « Il t’est arrivé des bricoles ! » ? Non, en ai-je fait l’amère expérience, quand il m’est arrivé d’utiliser sans réfléchir cette expression consacrée, qui aurait immédiatement été décodée quelques décennies plus tôt. Il faut donc en venir à ce qui serait un « air du temps ». Il est vrai que la relation en personne semble s’être appauvrie, depuis que nous apprenons l’autre à travers les écrans des Nouvelles Technologies, au risque de réagir comme des machines à une représentation machinique de l’interlocuteur. A chaque bouton sa réponse.

Sans doute faut-il aussi évoquer l’accélération de toutes choses. Ainsi je restai un peu interloquée quand un article me fut renvoyé par une revue scientifique pour correction, avec le conseil de faire des phrases courtes, du type sujet-verbe-complément. Avais-je voulu, pour varier l’expression, inverser parfois le verbe et le sujet, qu’il me fut reproché d’avoir fait une phrase sans sujet. Après relecture, suite à mes protestations, le comité ad hoc voulut bien faire amende honorable, mais en assénant : « Il faut que la phrase soit lisible tout de suite ». Autrement dit : « N’oubliez pas que vous vous adressez à des gens qui n’ont pas le temps de lire ». Citons encore cette remarque d’une lectrice, à la découverte de mon dernier livre : « J’ai aimé, mais Ah !…C’était compliqué, j’ai dû relire certaines phrases plusieurs fois » ; comme si cela n’aurait pas dû être.

Autre dimension encore : le caractère de plus en plus multiculturel et multilingue de nos sociétés. Si bien que la langue officielle est utilisée par bon nombre de personnes dont elle n’est pas la langue maternelle. En ce cas, elle devient – ou risque de devenir - une sorte d’espéranto, au moyen duquel il est difficile de donner à entendre ou de déceler certaines subtilités. Si aucune volonté individuelle ou politique ne commande de développer son apprentissage, le nivellement pas le bas de son niveau d’usage fait figure d’exigence démocratique.

Ainsi a-t-on trouvé la solution pour assurer la paix dans ce nouveau monde : non seulement éviter de heurter toutes les susceptibilités identifiables (ce qui peut encore se concevoir), mais surtout (s’) interdire la moindre ambiguïté. On peut constater les effets et les difficultés de cette stratégie, par exemple dans les débats autour de la notion de « consentement ». Doit-il être explicite, comme le décrète cette affiche apposée à l’entrée d’un festival : « Quand ce n’est pas clairement « oui », c’est « non » ». Ou peut-il se manifester d’autres façons, de même que le non-consentement, par le langage non-verbal, comme le rappelle Irène Théry3. Mais alors que faire, puisque celui-ci devient de plus en plus difficile à décoder, pour les raisons ci-dessus ?

L’Humanité pourra-t-elle se satisfaire de l’absence d’épaisseur liée à cette novlangue mécanique, dans laquelle les choses seraient toujours ce qu’elles disent être, et une chose à la fois ? Dans laquelle une affirmation n’a plus à être interrogée ? Foin des zones grises, qui depuis les origines ont alimenté l’imaginaire et le désir ? Quant à l’inconscient, cette hypothèse ringarde ne sera bientôt plus d’aucune utilité (attention, second degré, hein!). Ainsi en va-t-il actuellement de l’identité de genre, chacun étant censé dire la seule et unique vérité quand il revendique celle-ci ou celle-là ; tant pis si la souffrance est toujours là, puisqu’elle n’a jamais été recherchée, au-delà des effets de la stigmatisation, et conduit bien des personnes transsexuelles à « détransitionner » dans un second temps ?

Mais, me direz-vous, certaines situations ou disciplines ne requièrent-elles pas l’absence d’ambiguïté ? Une publication scientifique n’est pas de la poésie. Certes, mais l’expression, si exacte qu’elle se veuille, reflétera toujours, si on gratte un peu, le positionnement du chercheur susceptible d’avoir induit des biais ; l’admettre et les rechercher sont une façon de rétablir l’objectivité face à une activité humaine dont le point de départ est toujours subjectif. Façon aussi d’entretenir sa pensée hypothético-déductive, au lieu de s’en remettre à un fonctionnement mental dévitalisé, rabattu sur les performances de ChatGPT. C’est d’ailleurs à l’IA qu’il est de plus en plus demandé d’écrire à notre place.

Plutôt que de revenir du Babel des interprétations multiples à la Tour de Nimrod4, qui, certes, allait jusqu’au ciel, mais avec la force de la Pensée Unique, ne pourrions-nous recréer des conditions qui nous permettent de nous rencontrer et de nous parler, et ceci dès le début de la vie, en famille et à l’école ? Avec, pour commencer, un peu plus de temps passé ensemble et un peu moins d’écrans ?

Les auteurs de propos litigieux préfèrent s’excuser, s’avouant vaincus d’avance devant la disproportion des forces, et préférant ne pas perdre trop de temps à répondre d’opinions qu’ils n’ont pas. Mais pourquoi la « maladresse » serait-elle toujours de leur côté, et jamais du côté des lecteurs ou auditeurs ? Alors (ré)apprenons à lire, à écouter, en prenant le temps.

Certes ces préconisations sont un peu courtes, puisque nos contemporains en sont venus à cet appauvrissement du discours et de l’écoute dans des conditions systémiques de déculturation et de décivilisation qui les contraignent, une fois engagés sur cette voie, à « aller au plus court ». Mais y a-t-il un seul destin possible ? Ne peut-on revenir d’une erreur, une fois identifié que c’en était une ? N’est-ce pas un premier pas pour rejoindre la prochaine bifurcation vers une pleine humanité, qui se soutient d’une expression5 complexe, dont une langue qui se prête à plusieurs niveaux de signification et de lecture ?

1 Grammaticalement, celle-ci se présente souvent sous forme de négation : « Il n’était pas peu fier ». Mais aussi en employant le contraire : « Quel courage ! ».

2 Il est vrai que celui-ci a été contesté par les mêmes autrices, en faisant l’hypothèse d’un « suicide provoqué » à propos du décès de Kristina Kady, l’autre compagne de Bertrand Cantat, Mais dans tous les cas, il reste vrai que, comme le dit Alain Giraudie, nous n’avons pas affaire à un « serial killer », dont le fantasme inclut le meurtre de la victime.

3 Théry, I. (2022). Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle. Seuil.

4 Premier état de la tour voulue par le roi Nimrod, avant que la volonté divine n’introduise la pluralité des langues pour diviser les ouvriers et empêcher l’ouvrage de menacer sa puissance.

5 J’emploie à dessein un terme englobant langage verbal et non-verbal, sans oublier la prise en compte du contexte, pour ne pas pénaliser les langues dites « à contexte riche » qui prévoient peu de mots pour dire quelque chose, l’interprétation étant donnée par la situation. C’est le cas du japonais, par opposition au français, beaucoup plus explicite, qui peut être considéré comme « à contexte pauvre ».

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