La Covid-19 et les différents confinements ont accéléré l’évolution vers un « monde à distance », avec en particulier l’usage de plus en plus incontournable des Nouvelles Technologies. Or les effets délétères de la dissociation entre les nécessités vitales assurées par une machine et le réconfort du contact ont été expérimentalement démontrés dans les années 60 par le psychologue Harlow.
Celui-ci entreprit de vérifier en laboratoire la théorie de l’attachement émise quelques années plus tôt par le psychiatre et psychanalyste Bowlby, selon laquelle le contact chaleureux est plus important que le besoin de nourriture pour expliquer la force de la relation du jeune enfant à sa mère, et pour poser les bases de son développement futur. Harlow isola des bébés macaques en leur donnant le choix entre deux « mères » : une armature présentant un biberon et une autre recouverte de fourrure. Les bébés allaient téter quand ils avaient faim, mais revenaient aussitôt se blottir contre la « mère » de fourrure. Plus tard ces individus étaient incapables d’une vie sociale et sexuelle avec leurs congénères1.
Nos besoins les plus fondamentaux passent désormais par une opération en ligne : tout est fait pour nous inciter à y faire notre marché, à utiliser la téléconsultation ; les demandes de documents administratifs se font obligatoirement par internet. Les librairies se sont en partie virtualisées avec la pratique du click and collect. Réunions et formations se font par visioconférence. Jusqu’à la rencontre amoureuse qui voit triompher l’usage des sites dédiés, permettant même une forme de consommation de l’acte à distance2. Le contact proprement dit est renvoyé au « non essentiel », quand ce n’est pas au divertissement.
Pourtant le désir de contact demeure, comme le prouve, entre autres, l’existence de soirées géantes que nos jeunes et moins jeunes s’acharnent à organiser malgré le risque de contagion et malgré l’interdit administratif. Cela pourrait nous sembler réconfortant si, justement, les situations de contact qui perdurent n’étaient marquées par une explosion des violences : violences sexuelles, violences des manifestations, violences policières,...
Toutes ces violences ont certainement bien d’autres déterminants, mais l’observation clinique nous fournit une clé d’entrée en rapport avec notre propos : quand le contact est jugé insuffisant, on peut aller jusqu’à la douleur pour en éprouver le ressenti : par exemple scarifications chez certains individus isolés. Il résulte aussi de cette prépondérance du virtuel un « manque de pratique » de l’autre en situation réelle et complexe ; si bien que la soudaine présence d’un corps sollicitant nos cinq sens, dans un environnement non maîtrisé, peut être vécue comme débordement, entraînant des réactions complètement inappropriées.
Certes nous sommes actuellement dans une sorte de parenthèse du temps dont il est attendu qu’elle se referme. Et elle est censée épargner, justement, les plus jeunes, que leurs parents peuvent encore embrasser. Mais l’interdit du toucher commence à l’École maternelle. Les réglementations et recommandations s’étendent : port du masque à partir de 6 ans en collectivité, port du masque à la maison sauf pour les repas. Ces mesures frappent les enfants dans une « période sensible 3», au cours de laquelle se construisent non seulement leurs relations sociales, mais plus généralement leur image du monde et leur intelligence, en s’appuyant sur le contact.
Cette régression dans la culture arrive alors qu’on semblait avoir enfin compris que la limite était atteinte dans une certaine direction évolutive. Depuis les débuts de l’humanité, la civilisation progresse et s’exprime en prenant de plus en plus de distance4 avec les corps et avec les choses : porter des vêtements, manger avec une fourchette plutôt qu’avec les doigts, rouler en voiture au lieu d’aller à pied. La « loi de la prise de distance » recoupe celle du moindre effort : les classes dominantes se sont toujours enorgueillies d’échapper au contact direct et au travail pénible.
Jusqu’à ce qu’il devienne évident que nous allions vers des phénomènes d’ « hypertélie 5», privant paradoxalement les dernières générations et les groupes les plus favorisés des conditions de leur développement : les pédagogies actives, depuis le dix-neuvième siècle, s’emploient à réhabiliter l’expérience du monde, comme peuvent en bénéficier les enfants de paysans : courir, sauter, manipuler, non seulement les objets mais aussi les autres, comme on voit le faire les tout-petits en crèche ; les années 70 manifestent une exaltation du corps, à travers la libération sexuelle, les groupes de rencontre.
Mais nous semblons être dans un revirement, et ceci bien avant la crise sanitaire6.
Que d’enfants ligotés dans leur poussette, le dos tourné à leur mère et hurlant, tandis que celle-ci consulte son portable, sans s’en apercevoir ou persuadée qu’il s’agit là d’un comportement normal, puisqu’il faut bien que « jeunesse se passe ». Des gestionnaires avisés ont, depuis que la possibilité technique existe, déjà entrepris de remplacer la rencontre physique par la visioconférence dans les prestations d’accompagnement à l’emploi et l’accueil des services publics par un « espace personnel » sur internet.
A partir du moment où l’aspect instrumental est réalisé, chaque question recevant une réponse (dans les meilleurs cas !), où serait le problème ?
Nous savons bien, pourtant, que nous pouvons être réconfortés par l’attitude bienveillante d’une personne qui a perçu notre détresse, même si elle n’a pu répondre à notre question ; et c’est même souvent pour cela que nous posons des questions. Cette empathie ne se développe pleinement que dans la rencontre en présence, riche en signaux transmis et offrant une nécessaire ambiguïté.
Il faut dire que les NTIC réalisent le tour de force d’apparaître à la fois comme un outil de prise de distance et comme abolissant cette même distance. L’inertie de la machine n’apparaît pas spontanément pour ce qu’elle est, et nous avons (parfois à tort7) des raisons de penser qu’il y a quelqu’un en face de nous. A la faveur de ce mimétisme les GAFAM sont en train de remporter la mise, reléguant le « présentiel » au rang d’une modalité contingente et un peu ringarde d’exister.
Notons le glissement de sens pour certains termes, à commencer pas des « contacts », qu’on rencontre le moins possible, des « sites » qui ne sont nulle part ; qu’est-ce désormais qu’une communication « directe » ?
Ainsi le terminal numérique est-il en passe de devenir notre mère à tous, même si ce n’est qu’à moitié, pour le meilleur et pour le pire.
Qu’à cela ne tienne, il peut aussi devenir une partie de nous-même, comme nous le promettent les hérauts du transhumanisme : on pourra ainsi nous implanter les connaissances que notre corps ne peut plus construire, l’illusion de ce que nous ne pouvons plus vivre, et ainsi retrouverons-nous, moyennant quelques détours, le bonheur d’être aimé.
Arrêtons là cette anticipation-catastrophe. Les multiples apports des nouvelles technologies de la communication ne sont plus à démontrer. Mais apprenons à les connaître, avec leurs bénéfices et leurs limites, comme nous le conseille Dominique Cardon (2015). Et cessons de nous laisser mystifier par le fantasme d’un univers technologique qui répondrait à tous nos besoins et viendrait nous « délivrer du mal 8», attaché au contact des corps et à la consistance du monde.
Bibliographie
Cardon, D. (2015). A quoi rêvent les algorithmes. Paris : Éditions du Seuil et La République des Idées.
Guillebaud, J.-C. (2011). La vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds. Paris : Éditions des Arènes.
1Un bémol malgré tout aux conclusions tirées de l’expérience : ces bébés avaient été tout d’abord soustraits à leur vraie mère ; ensuite les mères de substitution étaient toutes deux des machines, même si l’une était plus sympathique que l’autre ; ils n’avaient donc le choix qu’entre deux formes d’ « inerte », comme si nous allions de notre frigo à notre canapé ; situation extrême au demeurant fréquente en confinement, mais aussi dans les métropoles contemporaines.
2Yvette Luhrs, militante du Prostitution Information Centre à Amsterdam, organise des ateliers de formation pour ses collègues qui veulent passer au travail sexuel en ligne (AFP, publié le jeudi 7 mai 2020 à 11h43).
3Période du développement particulièrement favorable à certains apprentissages.
4Du moins dans les cultures actuellement dominantes des pays occidentaux et asiatiques.
5Étymologiquement : « qui dépasse son but ». Se dit de mécanismes adaptatifs qui, au-delà d’un certain seuil, deviennent contre-productifs et menacent la survie de l’espèce.
6Déjà, en 2011, Jean-Claude Guillebaud fustigeait les « nouveaux pudibonds », qui voudraient résorber le corps dans la construction sociale du genre et le virtuel.
7Réponses ou relances générées par algorithmes.
8Extrait du Pater Noster.