Le vivre-ensemble décapité
L’assassinat d’un professeur le vendredi 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine est l’occasion de revenir sur les discours habituellement tenus suite à ce type d’évènement. Ceux-ci se polarisent dans deux directions : d’un côté la peur, conduisant à une soumission un peu honteuse, ou à la revendication d’un parapluie sécuritaire, de l’autre l’affirmation du droit à la liberté d’expression sans filtre. Y a-t-il encore place pour des positionnements plus nuancés ?
Il y a tout d’abord la prudence : face à un adversaire déterminé, prêt à en découdre, elle n’a rien d’un renoncement ; elle nous fait choisir la vie, et attendre un moment plus favorable (repli stratégique) ; ou bien elle nous incite à trouver des moyens plus sûrs pour l’emporter (changement de stratégie). Cette attitude est d’autant plus pertinente qu’on a affaire à un ennemi blessé, donc encore plus dangereux : les mouvances islamistes prospèrent sur le terreau d’une amertume postcoloniale, ce qu’oublient souvent les tenants de l’affirmation sans restrictions de la liberté d’expression. Nous avons là un malentendu terrible, qui conduit à la mort : d’un côté les auteurs de caricatures ou de provocations involontaires (la provocation n’était pas le but poursuivi par Serge Paty, le professeur assassiné), qui se vivent comme le petit David contre le Goliath des puissants ou de la puissance non étatique de l’obscurantisme ; de l’autre des personnes qui se sentent encore une fois visés par le mépris de l’ancien colonisateur, au pouvoir persistant malgré la fin institutionnelle du fait colonial, un pouvoir désormais culturel, porté par les médias et par l’enseignement ; les personnes issues de l’immigration, les personnes réfugiées sont minoritaires (au sens d’une moindre reconnaissance) au sein de la société, et doivent composer avec une image dévalorisée d’elles-mêmes. Si bien qu’un enfant dans une classe, sans qu’il soit lui-même ou sa famille de dangereux terroristes, peut être la mèche qu’on allume.
Ces dernières considérations nous conduisent à une autre notion : celle d’empathie. Celle-ci nous aide à ne pas imposer à l’autre ce que nous ressentons nous-même comme dommageable. Il en résulte une tolérance qui n’a rien à voir avec le repli derrière un « politiquement correct », mais qui résulte tout simplement d’un refus de faire souffrir l’autre sans nécessité, même si on pense qu’il a bien tort de souffrir pour si peu. Certes, cette forme de tolérance n’est pas la mieux partagée, et certains me conseilleront d’aller la suggérer à ceux qui ont entrepris d’interdire à la terre entière la musique, le théâtre, ...en exterminant les récalcitrants. Mais est-ce une raison pour imposer, en vertu du même raisonnement, un autre particularisme au nom de l’universalisme ? Notre conception française de la liberté d’expression est éminemment culturelle, fondée sur l’idée que l’authenticité de l’expression prime sur toute autre considération ; nous voici bien loin, non seulement des islamistes et des musulmans, mais aussi d’autres représentations de la société, dans lesquelles il importe avant tout d’éviter de faire « perdre la face » à l’autre (exemple des cultures asiatiques, aussi représentées sur notre sol). Certes les mœurs les plus répandues dans un pays font plus ou moins loi à l’intérieur de ses frontières, mais on peut du moins anticiper les réticences et ajuster sa stratégie avant d’aborder un public multiple. La liberté d’expression ne s’exerce-t-elle qu’à propos des sujets qui fâchent ? Doit-on passer par l’insupportable pour ouvrir l’esprit ? Une personne sidérée est une personne réduite au silence, et peut-être à la violence .
Mais l’empathie est un sentiment, qui ne se décrète pas. J’en viens donc à la notion de civilité, que je comprends à partir du travail de Gilles Verbunt (2001) sur le vivre-ensemble dans une société multiculturelle : on ne peut pas toujours être d’accord sur les « fins dernières » du monde et de l’Homme ; mais on peut négocier des « accords pratiques » permettant de vivre en paix, à défaut de vouloir élaborer un « récit commun ». Ou bien le récit commun commence-t-il par là ? Il faut se sentir en sécurité pour accepter la communication et créer quelque chose avec l’autre. L’affirmation sans réserve de sa propre liberté d’expression face à des interlocuteurs qui ne peuvent pas répondre, ou se vivent comme tels, ne va pas dans ce sens. Nos responsables ont tôt fait de taxer de « séparatisme » ceux qui demandent des aménagements limités par rapport à leur religion ou culture, ce qui est déjà différent de vouloir les imposer à tous. Certes il y a le risque que des individus soient prisonniers d’une forteresse communautaire ; mais là où ces aménagements ont été introduits en en faisant bénéficier tout le monde (pas besoin de se déclarer musulman pour manger du poisson à la cantine), ils ont abouti à un brassage source d’interrogations, et d’une ouverture de la pensée. On peut plus difficilement envisager des programmes scolaires « à la carte », si on reste attaché à une éducation « nationale », mais l’approche pédagogique doit tenir compte des préventions des minorités et privilégier des supports qui permettent a priori l’égale expression de tous : n’est-ce pas cela aussi, la liberté d’expression ?
Par ailleurs le droit à l’expression est une chose ; la liberté d’en user en est une autre, qui prévoit aussi la retenue, la diplomatie, quand les circonstances l’exigent.
Alors que faire ? Je me place ici à hauteur d’homme, et non du côté des décisions politiques, sur lesquelles il y aurait pourtant à dire, notamment en matière de programmes scolaires, qui seraient bien inspirés d’aborder l’histoire des colonisations et des migrations, de façon que tous nos jeunes aient accès à leurs racines (au lieu d’aller se radicaliser ailleurs). Martine Abdallah-Pretceille, qui a beaucoup travaillé sur l’éducation (2004 / 2017), nous propose un « modèle » de la communication inter-culturelle, qui peut être utile dans toute situation de communication avec un interlocuteur dont la représentation du monde est très différente de la nôtre. Une première phase est appelée alignement : on essaie de comprendre le cadre de référence de l’autre, et de lui montrer qu’on fait cet effort. Ensuite vient la négociation, pour aboutir à une solution susceptible de satisfaire les deux parties. Aucune complaisance, mais aucune affirmation a priori de sa propre supériorité. Ainsi, s’agissant de l’art gréco-romain, une enseignante montrait à ses élèves, parmi d’autres, des photos de statues nues après avoir parlé avec sa classe du rapport au corps, tel que le voyaient les uns et les autres, et expliqué qu’il s’agissait pour les Grecs et les Romains de célébrer la beauté du corps humain, non de promouvoir la débauche ; les élèves pouvaient ensuite décorer leurs cahiers avec des illustrations de leur choix.
Fondamentalement, il s’agit de rétablir le commandement « Tu ne tueras point », qui pourtant a cours partout dans le monde, alors que où certains s’octroient un permis, voire une obligation de tuer, au nom de leurs propres représentations et valeurs. Mais un principe ne suffit pas si la vie quotidienne vous donne sans cesse envie de passer outre. Les jeunes qui n’ont pas encore basculé devraient pouvoir entendre : « Tu es », et non pas seulement « Tuez ».
Les égorgeurs ne sont donc pas les seuls à menacer le vivre-ensemble. La métaphore de mon titre vient exprimer le regret de voir le vivre-ensemble réduit à sa base la plus massive, réglementation et mesures sécuritaires pour que « la peur change de camp » ou affirmation brutale du droit à la liberté d’expression, étêtés de leur partie noble, celle qui réfléchit et fait preuve de discernement.
Bibliographie
Abdallah-Pretceille, M. (2004 / 2017). L’éducation interculturelle. Paris : P.U.F.
Verbunt, G. (2001). La société interculturelle. Paris : Seuil.