La dégradation de l’humain[1] - Ezequiel Adamovsky
Parmi les nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux, une en particulier m’a interpellé. Un journaliste y interroge des gens dans la rue. Une femme, vendeuse dans une boulangerie de Buenos Aires, déclare qu’elle se fiche pas mal du sort des retraités. Qu’ils aient faim ou pas, ce n’est pas son problème. Interloqué, le journaliste commente, « Du moment que tout aille bien pour toi, tu n’en as rien à faire, de l’individualisme à l’état pur… ». « Exactement », répond-elle avec un large sourire. Certain de la réponse, il lui demande si elle a voté Milei. À votre avis ?
Dans cet échange, ce qui m’a le plus interpellé, ce n’est pas tant qu’elle ne s’intéressait pas à la souffrance des autres, mais la fierté avec laquelle elle arborait son droit à l’égoïsme. Sur les réseaux sociaux, ce type de manifestation de désintérêt ou, pire, de cruauté, est de plus en plus fréquent. Partout, les gens qui soutiennent ce gouvernement célèbrent chacune des victimes de sa politique. Ils se réjouissent quand quelqu’un fait savoir sur les réseaux sociaux qu’il s’est retrouvé sans travail.
Si la personne licenciée se suicide, ils se réjouissent d’autant plus : « un ñoqui[2] de moins, hourra ! ». Ils célèbrent le départ d’une féministe reconnue qui annonce qu’elle quitte le pays, parce qu’elle ne supporte plus les menaces qu’elle reçoit. « Va-t-en et ne reviens plus ! ». Ils trouvent formidable qu’on n’envoie pas de vivres aux gens qui ont faim.
Lorsqu’ils voient les images, ils célèbrent la répression policière de ceux qui réclament de la nourriture pour les soupes populaires. « Vous pouvez crever, negros de mierda[3]! ». Ce n’est pas qu’ils justifient le gouvernement en dépit des souffrances qu’il occasionne : le spectacle de ces souffrances provoque en eux un plaisir sinistre.
Aujourd’hui, l’extrême-droite exacerbe l’égoïsme violent, mais il faut dire que c’est aussi la conséquence de décisions bien antérieures.
Depuis plus de deux cent ans, nous vivons une expérience sociale inédite. Dans les pays que l’on appelle « occidentaux », l’idéologie qui a donné sa légitimité au capitalisme, le libéralisme, postule que l’individu est le fondement de la société et que l’individualisme est une vertu. Si chacun s’occupe de rechercher son propre bénéfice de façon complètement égoïste, sans regarder son prochain, d’une certaine manière nous nous porterons mieux. Voici la pédagogie avec laquelle on nous éduque depuis déjà deux siècles (à peine un instant dans toute l’histoire de l’humanité).
D’un point de vue comparatif, c’est pourtant une proposition très étrange. Jusqu’à présent, aucune société ou civilisation ne s’est fondée sur une telle idée. Toutes avaient des codes éthiques qui donnaient à la communauté –et non à l’individu– une place centrale. Certaines d’entre elles ont accordé davantage de prérogatives et de libertés aux individus, mais aucune n’a placé celles-ci au-dessus du « nous », du bien commun.
Nous sommes en présence de l’expérience inédite d’une société qui prétend se fonder sur une éthique pour laquelle n’existe, à peu de choses près, aucune autre logique que celle du bénéfice individuel. Si à toi ça te sert, c’est bien. Si ça blesse ton voisin ? Ça ne me regarde pas. Si ça nous affecte en tant que communauté ? Mais c’est quoi, une communauté ?
C’est en fait quelque chose de très étrange, d’un point de vue historique. Les sociétés humaines ont toujours tenté, au contraire, de ménager l’individu et le collectif en posant des limites au désir de chacun et en cherchant à ce que les personnes répondent de leurs actes devant autrui.
Dans l’Antiquité, les Grecs enseignaient les quatre « vertus cardinales » : prudence, tempérance, justice et force d’âme. À l’exception peut-être de la dernière, les trois autres désignent un moyen éthique d’établir des liens avec les autres. Dans les pays bouddhistes, on enseigne aux enfants le karma et la « loi de cause à effet » : on leur fait comprendre que tout ce qu’ils font a des conséquences et qu’ils paieront dans une autre vie les torts infligés aux autres.
Le christianisme et bien d’autres religions ont des enfers et des paradis qui punissent ou récompensent dans l’au-delà les agissements de l’ici-bas ; juifs et chrétiens partagent les Dix commandements, auxquels les seconds ont ajouté le commandement de Jésus, celui d’aimer son prochain comme soi-même. Rien de moins.
En dehors des religions, de nombreuses philosophies et des idéologies comme le socialisme ou l’anarchisme ont eu aussi leurs codes moraux. Pour le meilleur et pour le pire, les nationalismes ont enseigné que le « nous » national pouvait parfois exiger des sacrifices et des renoncements individuels. Je sais (ne me l’expliquez pas, s’il vous plaît) que les religions, les nationalismes et les identités politiques de tout type (libéralisme inclus) ont aussi été une excuse pour des atrocités de tout type. Je parle ici de codes éthiques, de ce qu’ils prêchent en temps de paix, « normalement ».
Imaginer que le simple égoïsme puisse être le fondement d’une bonne société est clairement une nouveauté. Si les effets dégradants de ce discours n’ont pas été ressentis dans toute leur brutalité de manière immédiate, c’est parce que pendant ces deux cents ans ils ont coexisté avec des codes moraux, religieux ou laïques, qui nous apprenaient à être bons les uns envers les autres, à nous préoccuper des autres. Mais, la force de ces codes s’est étiolée sous la roue du capitalisme qui avance de façon inexorable.
La logique individualisante du marché et de la technologie que promeut le capital (en particulier les réseaux sociaux et l’économie des plateformes), surstimule le « je » et nous escamote la présence des autres, transformés en avatars virtuels qui peuvent entrer ou sortir de nos vies en un seul clic. Celui qui ne peut être éliminé en un clic, le prochain réel qui affecte ma vie individuelle, devient une menace. Piquetero[4], terroriste, assisté, syndicaliste, fonctionnaire, féministe, chômeur, retraité, indien, noir, gauchiste, pauvre sur son matelas dans la rue : hors de mon chemin, hors de mon champ visuel.
Arrêtez d’obstruer ma liberté. Arrêtez d’enlaidir mon monde. Il est temps d’en finir avec vous tous une bonne fois pour toute. Qu’il ne reste plus aucune figure du « nous », juste une collection de « je » en concurrence.
Pendant que cette logique progresse, qui apprend aux enfants à être bons, solidaires et compréhensifs ? Qui les invite à sentir qu’ils font partie d’un « nous » connecté affectivement ? La publicité leur apprend à consommer et à se distinguer des autres. Les patrons les habituent à entrer en concurrence avec leurs collègues pour obtenir un travail.
Les jeux vidéo leur proposent de jouer à tuer des gens toute la journée. Les réseaux sociaux les encouragent à fabriquer une image personnelle fantasmée de succès permanent et à agresser gratuitement les autres. Les influenceurs leur disent qu’étudier n’a pas de sens et qu’ils doivent gagner de l’argent facile (quitte à, comme disait Ramiro Marra, vivre aux crochets de leurs propres parents ou grands-parents[5]). Javier Milei, président de la Nation, leur apprend qu’Al Capone, mafieux, proxénète, directement responsable de l’assassinat de plus de 100 personnes, était un « héros » qui voulait juste gagner de l’argent sans que l’État le dérange. Son action « entrepreneuriale », sa volonté d’ériger son « moi » sans épargner les autres, le lave de tous ses crimes. Un héros.
Au milieu de tout ce bruit, je vous demande à nouveau : qui apprend aux enfants à être de bonnes personnes ? Je pose la question très sérieusement (la candeur est une tactique). L’école ne s’en occupe presque pas, car c’est censé être le travail des familles. Cependant, quels messages reçoivent les enfants des foyers habités par des adultes brisés ? Qu’apprendra-t-elle à ses enfants, si elle en a, cette vendeuse de boulangerie fière de ne pas s’intéresser à son prochain ?
De notre capacité à nous poser cette question dépendra ce que nous réserve l’avenir. La conjoncture actuelle passera. Ce gouvernement aura une fin. La cruauté et la dégradation de l’humain qu’il nous lègue seront certainement plus difficiles à surmonter.
[1] Article d’opinion publié le 12 mai 2024 dans le journal argentin El Diario.ar : https://www.eldiarioar.com/opinion/degradacion-humano_129_11355152.html. Droits cédés par l’auteur pour la traduction en français. Traduction Nadia Tahir et Red.Ar
[2] « Ñoqui » est un terme utilisé pour faire référence à des personnes qui bénéficieraient d’un emploi fictif, tout particulièrement dans la fonction publique.
[3] Ce qu’on traduire littéralement par « noirs de merde » est une expression qui fait tout particulièrement référence aux personnes d’origines indigènes, mais plus généralement aux pauvres.
[4] Il s’agit des manifestants qui utilisent principalement comme moyen d’action le blocage de route et installent donc des « piquetes », c’est-à-dire des « piquets de grève ».
[5] Ramiro Marra est député du parlement de la ville de Buenos Aires pour le parti présidentiel, La Libertad Avanza. Pendant la campagne présidentielle de 2023, il a publié la vidéo dans ce sens.