Dialogue de sourds entre pouvoir et peuple
Comment se fait-il que ce satisfecit soit démenti majoritairement au sein de la corporation, corporation pourtant traditionnellement proche de l’équipe aux commandes depuis 2012[3]? L’idéal républicain qui anime le discours de Vincent Peillon, si généreux soit-il dans ses principes et dans sa mise en oeuvre, apparaît déconnecté du contexte ambiant de crise politique. Ces journées de bilan ont eu lieu sous l'état d'urgence (état dit de "guerre contre le terrorisme") et dans un climat inédit de violences policières (celles des casseurs sont bien réelles mais largement inférieures). Des centaines de lycéens et d'étudiants qui contestent la loi du travail, qui les concerne au premier chef, sont victimes de mauvais traitement, tant dans l’espace des établissements que de la rue[4]. Des milliers de jeunes s'investissent dans le mouvement Nuit debout, à la recherche de nouveaux horizons sociétaux.
L'impression qui domine est celle d'une occasion globalement ratée en dépit de réalisations certaines, ou tout du moins de l’urgence de donner un second souffle à la refondation. L’objectif étant de redonner espoir aux personnels, aux citoyen-ne-s qui ont placé leur confiance dans l'équipe aux responsabilités, aux jeunes légitimement inquiets de constater que leur avenir professionnel est loin d'être assuré et qui s'expriment publiquement sur cette question, de même que sur l'avenir de notre société.
Deux chantiers pour réactiver la Refondation
La question est simple: qu'est-il possible de faire en un an pour éviter la catastrophe, ou au moins pour limiter les dégâts? Entre autres chantiers à même de (re)construire les termes d'un dialogue acceptable, il y a la démocratisation des modes de gouvernance de l'EN. Il est étonnant que ce dossier n'ait pas été traité jusqu’à présent, alors qu'une démarche de cet ordre ne coûte rien financièrement et permet de cultiver le capital de sympathie entre la corporation et l’équipe mise en responsabilité. L'erreur de 2002 va t'elle se reproduire[5]?
Une juste réparation financière a été attribuée aux professeurs des écoles. En complément, il serait intéressant de réhabiliter moralement le métier d'enseignant et des professionnels du secondaire, qui sont en butte à la fois à l'autoritarisme administratif, aux violences sociétales et aux risques psycho-sociaux correspondants (RPS)[6]. Cette démarche pourrait apparaître aussi comme le deuxième temps de la campagne sur le harcèlement à l’Ecole qui concerne les publics. Concrètement, il serait intéressant de faire la liste des personnels et des lycéens qui font l’objet de sanctions administratives litigieuses, au motif de la lutte contre le terrorisme ou contre les casseurs et d’annuler les sanctions illégitimes.
Un deuxième chantier apte à remobiliser concerne le respect de la diversité disciplinaire et programmatique. A défaut de promotion, ce qui est souhaitable, c'est bel et bien de régression à l'égard d'acquis institutionnels dans ce domaine, dont il s'agit dans de nombreux cas. La loi de Refondation a institué la sauvegarde de l'enseignement des langues régionales: qu'en sera- t’il dans les faits avec la réforme des collèges?[7] En 2001, la réforme des lycées a institué l'initiation à la littérature francophone dans les classes de seconde. La réalisation de cet objectif, restée à l’état de vœu pieux jusqu’à présent, ne peut que contribuer à l'ouverture d'une discipline (français-Lettres) singulièrement refermée depuis la politique de Xavier Darcos[8]. L'appel à la "refondation de l'enseignement des humanités" propose une revalorisation de cet ordre, à partir des Lettres anciennes[9].
Comment expliquer qu'il n'y ait eu aucun recrutement au CAPES d'arabe en 2014, alors que la jeunesse issue de l'immigration pâtit déjà de discriminations socio-professionnelles? En guise de "lutte contre le terrorisme", l'Education nationale doit montrer l'exemple d'une « lutte pacifique et cordiale", cela passe par l'augmentation des postes d'arabe au CAPES[10]. Ajoutons à cette liste d’humanités en berne la suppression de l'enseignement des civilisations africaines (en histoire)[11], à l’occasion de la réforme des programmes en collège en 2015. Finalement, c'est le discours de Dakar (juillet 2007) qui l'emporte, et qui fait bon ménage avec un anti-djihadisme réducteur.
Des rééquilibrages disciplinaires et programmatiques de cet ordre, même limités quantitativement mais fermes dans la volonté politique, inciteraient l'opinion à sortir des contingences actuelles, marquées par le repli sur soi xénophobe, nationaliste ou corporatiste, le techno-économisme, la gestionite, le complotisme et le radicalisme religieux, et à retrouver le chemin des "humanités" chères à notre pays et en grande partie à l'origine de son rayonnement. Elargir le cercle des références culturelles aide à se décentrer et à se libérer de la propagande véhiculée par les médias dominants. L'avenir de l'enseignement des langues est de ce point de vue un axe fédérateur pour réfléchir à un pacte social actualisé[12].
Martine Boudet
Le système éducatif à l’heure de la société de la connaissance (Presses universitaires du Mirail, 2014)
http://w3.pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html
-------------------------------------------
[2] Ministère de l’Education nationale, Journées de la Refondation de l’Ecole de la République (2-3 mai 2016)
http://www.najat-vallaud-belkacem.com/2016/05/02/journees-de-la-refondation-de-lecole-de-la-republique-discours-des-ministres/
[3] Collectif Refondation Ecole, Education nationale: une refondation à réactiver (tribune Mediapart du 3 mai 2016) https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/030516/education-nationale-une-refondation-reactiver
[4] 47 lycéens du 92 ont été convoqués à la Sûreté Territoriale à Nanterre http://zinc.mondediplo.net/sites/85744
[5] Le dissensus alimenté entre le ministre Claude Allègre et la corporation enseignante est l’une des raisons de l’échec de Lionel Jospin à l’élection présidentielle de 2002.
[6] Collectif Refondation Ecole http://blogs.mediapart.fr/blog/refondation-ecole/120315/defense-et-promotion-de-la-condition-enseignante-alerte-citoyenne
[7]Pétition à l’initiative de la FLAREP/Fédération pour les Langues Régionales dans l'enseignement public
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=P2015N47607
[8] La grammaire du discours a été quasiment supprimée des programmes, alors que la société vit la révolution numérique.
[9] https://www.change.org/p/madame-la-ministre-de-l-education-nationale-de-l-enseignement-sup%C3%A9rieur-et-de-la-recherche-appel-pour-une-refondation-de-l-enseignement-des-humanit%C3%A9s
[10]https://secure.avaaz.org/fr/petition/Monsieur_Benoit_HAMON_Ministre_de_lEducation_nationale_M_HAMON_faites_apprendre_larabe_par_lEtat/?pv=17
http://www.humanite.fr/larabe-langue-oubliee-par-leducation-nationale-545288
[11] http://www.jeuneafrique.com/272057/societe/france-historiens-denoncent-retrait-de-lenseignement-civilisation-de-lafrique-college/
[12] Si latin et grec sont l'alpha du français, la francophonie en est l'oméga. Dans cet ordre d'idées, il s'agit de faire connaître les acquits de la coopération enseignante, de favoriser les jumelages francophones (et pas seulement européens), de faire le bilan des programmes d'histoire en matière de relations Nord-Sud, de valoriser le FLE, la littérature francophone et les évènements culturels qui vont avec, de faire connaître des établissements des outre-mer et des banlieues comme laboratoires de relations Nord-Sud en devenir....