« Mentez, mentez, il en restera toujours quelque-chose. Il faut mentir comme le diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. » (Voltaire, lettre à Thiriot du 21 octobre 1736.)
Nous allons dans cet article éclairer le lecteur et démonter le discours répété mécaniquement par Bruno Lasserre. Cet éclairage est sidérant quant on juxtapose les propos de Bruno Lasserre à la réalité des faits. Cet éclairage est aussi amusant car il permet de mettre en exergue les effets néfastes du narcissisme sur la capacité d’une personnalité à porter un regard lucide et sincère sur ses actes.
Cette opération de marketing destinée à faire passer Bruno Lasserre pour un chef d’administration exemplaire a d’abord commencé par le toilettage de sa fiche Wikipédia. Les modalités rocambolesques de ce toilettage feront l’objet d’un article à part entière. Désormais, cette fiche ressemble à la poitrine d’un maréchal soviétique : il n’y a que médailles et éclats, tout est à la gloire de Bruno Lasserre et plus un mot sur l’affaire de l’agent décédé. Bref, Wikipédia est devenu un outil de désinformation par omission de faits peu flatteurs pour Bruno Lasserre.
L’opération toilettage de l’image de Bruno Lasserre a eu deux points d’orgue récemment : le 22 septembre 2016, dans les colonnes du Monde et le 7 octobre 2016 sur BFM Business dans « Qui êtes-vous ? », présenté par Hedwige Chevrillon. Nous allons reprendre les propos tenus par Bruno Lasserre dans ce dernier média.
Hedwige Chevrillon va interroger Bruno Lasserre sur le drame survenu au sein de l’Autorité de la concurrence par le biais d’une référence à mon précédent article. Elle commence par répéter ce que « tous-les-journalistes-qui-ne font-pas-leur-travail » répètent à satiété : à savoir qu’un agent de l’Autorité de la concurrence s’est suicidé. Cette affirmation ne repose sur aucune pièce du dossier relatif à cette affaire. L’agent a été retrouvé mort chez lui. Rien ne permet de conclure à un suicide. Mais peu importe, les journalistes trouvent plus « porteur » d’inventer un suicide. Sur ce point, Bruno Lasserre rétablira la vérité au cours de cette interview. Rien de mieux que de glisser un peu de vrai au milieu du faux pour rendre l’ensemble du discours crédible. Force est de constater que Bruno Lasserre a frappé à la porte de bons communicants pour construire son argumentation : il distillera dans toute sa rhétorique un peu de vrai - pas de suicide, la victime était un collaborateur de qualité et généreux, j’ai écarté le chef de service, j’ai ordonné une enquête indépendante - et du consensuel - la réussite d’une institution passe par le respect des personnes ou il faut manager par la compréhension et le soutien des personnes etc… - pour mieux aveugler le public.
Voici en 6 points, les principales lignes directrices du discours en réhabilitation construit et rabâché par Bruno Lasserre :
1°) Ce drame n’est pas lié à la charge de travail.
2°) La question n’est pas celle de la charge de travail mais celle d’un management inapproprié d’un chef de service.
3°) Dès que j’ai connu les faits, j’ai ordonné une enquête indépendante.
4°) J’ai permis à l’intéressé de changer immédiatement de service.
5°) Après l’enquête, j’ai écarté le chef de service car je désapprouvais ses méthodes de management.
6°) La personne dont vous parlez était un collaborateur que je connaissais peu.
Maintenant, confrontons ces points avec les faits qui sont parfaitement vérifiables à la lecture du jugement du tribunal administratif de Paris ou à la lecture du blog de l’association des amis d’Alain Mouzon. L’ensemble se fondant sur les innombrables pièces du dossier.
1°) Ce drame n’est pas lié à la charge de travail :
Les magistrats du tribunal administratif de Paris écrivent dans le jugement du 17 mars 2016 que la requérante «produit des témoignages concordants d’agents du service, corroborés par le signalement de l’assistante de prévention (…), par les interventions du médecin de prévention (…) et par le rapport du diagnostic psychosocial (…), faisant état notamment d’un allongement incessant des horaires de travail, d’une augmentation considérable des corrections demandées par le chef de service, jusqu’à 17 fois pour une même note de deux pages, d’un manque de soutien et d’écoute à l’égard des agents, l’ensemble constituant (..) un «management disqualifiant et toxique »».
Le compte-rendu de l’audit réalisé au sein du service juridique est sans appel : « nous avons relevé la charge de travail importante non-régulée, les horaires de travail non respectés par un grand nombre d’agents, les congés non-pris, ou pas de manière régulière (…) Des tensions portent sur la charge de travail avec pour conséquence un épuisement professionnel et une forte porosité entre vie professionnelle et vie privée. (…). / (…) il a été question d’une attribution aléatoire des activités par le manager, sans toujours respecter la disponibilité de l’agent (…) ».
Difficile de dire que la charge de travail n’est pour rien dans ce drame, d’autant que Bruno Lasserre oublie de préciser que 3 agents du service juridique ont fait un burn out et que le quart des effectifs de ce service a été placé en arrêt maladie pour épuisement professionnel.
2°) La question n’est pas celle de la charge de travail mais celle d’un management inapproprié d’un chef de service :
A écouter Bruno Lasserre, on aurait l’impression d’entendre le PDG d’une multinationale évoquant les méfaits d’un chef de service exerçant ses fonction dans une filiale à l’autre bout du monde. Ce que ne dit pas Bruno Lasserre, c’est que le service juridique était directement rattaché au président de l’Autorité de la concurrence. Bruno Lasserre était le supérieur hiérarchique direct de ce chef de service, service qui se trouvait à quelques mètres de son bureau. Bruno Lasserre était le chef de cette administration. Or, qui d’autre que lui a la compétence pour définir les modalités de travail et donc le management mis en œuvre dans son administration ?
Dans un courriel émanant du chef du service juridique (pièce transmise aux juges de Paris), ce dernier fait état de la tension accumulée au long l’année 2012. Tension trop forte, reconnaît ce chef de service. Ce dernier semble faire le constat de son erreur à avoir voulu répondre « à toutes les commandes », puis il signale « que l’on craquait les uns après les autres », et indique que les informations sur l’état du service ont été données lorsqu’il évoque « les problèmes que nous avions tous signalé à notre niveau». Or, au niveau du chef du service juridique, le signalement ne pouvait être fait qu’à son seul supérieur hiérarchique : M. Bruno Lasserre. Le chef du service juridique avoue donc que l’année 2012 a été catastrophique pour son service et que chacun a signalé à son niveau cet état de fait. Difficile pour Bruno Lasserre de faire croire qu’il n’a eu aucune responsabilité dans le management inapproprié en cause.Lorsqu’un agent occupant une position importante dans l’organigramme de l’Autorité de la concurrence fera part à Bruno Lasserre de ses propres difficultés, ce dernier lui répondra qu’il devait travailler avec le chef du service juridique car il lui était « indispensable ».
Enfin, d’après un témoignage d’un agent de l’Autorité de la concurrence, le chef du service juridique lui-même se plaignait souvent de la charge de travail du service juridique en général, de sa propre charge de travail, en particulier, mais aussi de l’attitude intransigeante de son supérieur hiérarchique à son égard. Or ce supérieur hiérarchique était … Bruno Lasserre !
3°) Dès que j’ai connu les faits, j’ai ordonné une enquête indépendante :
Bruno Lasserre a agi avec célérité ? Rien n'est plus faux. Le jugement du 17 mars 2016 est très clair : « c'est au vu des alertes répétées des acteurs de la médecine de prévention et des organisations syndicales que l'administration a engagé les actions requises par la gravité de la situation».
La célérité n’est pas spontanée car il a fallu des alertes répétées avant que les choses ne bougent. M. Lasserre a donc réagi mais il a réagi sous la pression des syndicats et des acteurs de prévention. Le tribunal relève même que dès septembre 2012, l'administration, lors d’un CHSCT, a été informée des problèmes vécus par un service et un agent sans que cette administration, si prompte à réagir avec célérité, ne cherche à savoir quel était le service concerné et quel était l'agent en souffrance. Le président du CHSCT était Bruno Lasserre. Ainsi, dès septembre 2012, ce dernier avait été informé de graves dysfonctionnements dans ses services. La réaction est tardive. Pire ! dès 2009, M. Lasserre savait que le futur chef du service juridique posait problème et que des faits de harcèlement moral étaient déjà évoqués. Quelle a été la réaction de M. Lasserre à l'époque ? Il a nommé celui qui était encore son chef de cabinet et dont la réputation était douteuse, au poste de chef du service juridique !
M. Lasserre a si bien réagi et a réagi si vite que le défaut de protection de l’agent décédé a été reconnu par le tribunal administratif de Paris.
Enfin, un témoignage produit au cours de l’instance devant le tribunal administratif de Paris indique qu’en janvier 2013, les agents du service juridique ont alerté les représentants du personnel qui ont mis en œuvre la procédure de CHSCT d’urgence. Toutes les mesures prises par la suite ont été arrachées à l’administration : qu’il s’agisse de l’organisation de l’audit psychologique ou du départ du chef de service au vu des conclusions de cet audit…
Bruno Lasserre a ordonné une enquête indépendante mais sous la pression des agents et des syndicats.
4°) J’ai permis à l’intéressé de changer immédiatement de service :
C’est vrai, mais dans une configuration où l’agent harcelé était amené à croiser son harceleur…
5°) Après l’enquête, j’ai écarté le chef de service car je désapprouvais ses méthodes de management :
Si Bruno Lasserre a démis, en mai 2013, le chef du service juridique de ses fonctions, ce dernier est encore resté 9 mois dans les locaux ! Pendant 9 mois, harcelé et harceleur ont continué de se côtoyer.
Ce que Bruno Lasserre passe sous silence, c’est que cette mise à l’écart du chef du service juridique lui a été imposée et lui a coûté moralement. Bruno Lasserre déclara que cette décision (se séparer de son chef du service juridique) lui coûtait puis prononça cette déclaration, ahurissante quand on connaît les faits : « je suis reconnaissant de ce qu’a fait (le chef du service juridique) au service de l’institution ( …) je souhaite donc rétablir un certain nombre de très grandes qualités qu’il a démontrées au service de l’institution (…) je lui exprime ma reconnaissance que lui doit l’institution (…) je l’aiderai à sortir par le haut de cette situation, à la hauteur de ses qualités (…). M. Lasserre n'aura eu cesse de vanter l’élégance d’un personnage sordide.
6°) La personne dont vous parlez était un collaborateur que je connaissais peu :
Le 1er octobre 2005, l’agent décédé a intégré le Conseil de la concurrence qui deviendra l’Autorité de la concurrence. Il sera rapporteur permanent des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence, spécialiste des concentrations puis adjoint au chef du service juridique rattaché directement à la présidence de l’Autorité de la concurrence. Bruno Lasserre connaissait bien ce collaborateur.
En conclusion :
Bruno Lasserre va certainement continuer à répéter dans la presse que ce drame l’a bouleversé et qu’il a tout fait dès qu’il a été informé du mal-être de l’agent. C’est une belle histoire qui, si elle avait été vraie, aurait sans doute permis à cet agent de ne pas croiser la mort au mois de mars 2014. Hélas, il y a les contes de fées et il y a la réalité du monde. Dans cette affaire, la réalité du monde nous révèle un Bruno Lasserre qui a failli dans ses fonctions de chef d’administration et qui a même contribué à la mise en place de ce drame.
Alors pourquoi mener cette campagne de toilettage de l’image de Bruno Lasserre ? Pour une raison simple. Bruno Lasserre qui ne doute de rien, et surtout pas de ses hautes qualités, a une ambition que ce drame pourrait peut-être rendre difficile à atteindre : celle de devenir vice-président du Conseil d’Etat. Une telle nomination serait évidemment un camouflet à la mémoire de la victime de ce management toxique et disqualifiant et aussi à la mémoire de toutes les victimes de harcèlement moral. Ne parlons même pas de l’image du Conseil d’Etat dont les vice-présidents ont toujours été, à ce jour, des personnalités exemplaires.
Toutefois, c’est oublier que nous vivons dans un monde sans morale et où les « élites » sont juridiquement irresponsables, non coupables et capables de tout. Le 15 octobre 2015, alors qu’une procédure était en cours devant le tribunal administratif de Paris et alors que l’hebdomadaire Marianne dénonçait les méthodes de Bruno Lasserre, Emmanuel Macron remettait à Bruno Lasserre le grade de commandeur de la légion d’honneur ; le 30 septembre 2016, alors que le tribunal administratif de Paris avait condamné l’administration et qu’une information pénale était et est encore en cours pour identifier les responsables de cette affaire, Bruno Lasserre a été nommé à la présidence de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat.
C’est affligeant mais c’est la réalité du monde. Visiblement la seule personne qui semble évoluer dans un conte de fées, c’est Bruno Lasserre !
A la question posée par Hedwige Chevrillon, quel est votre plus mauvais souvenir, à l’Autorité de la concurrence ? Bruno Lasserre répondra qu’il n’a pas de mauvais souvenir comme si la mort d’un homme de 46 ans exerçant des fonctions sous sa responsabilité n’était pas un mauvais souvenir ou un échec. Tout est dit.
RD