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Billet de blog 14 mars 2018

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Imagine-t-on le Vice-président du Conseil d’Etat mis en examen ?

Bruno Lasserre est l’un des candidats pressentis pour succéder à l’actuel Vice-président du Conseil d’Etat. Sa nomination, alors qu’une instruction pénale est en cours, pourrait être catastrophique pour le Conseil d'Etat et pour la justice. La mère de l'agent décédé et l'association au soutien de sa mémoire ont décidé de s'exprimer pour prendre à témoin l'opinion publique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 28 janvier dernier, le journal officiel a publié le décret portant admission à la retraite du Vice-président du Conseil d’Etat, Monsieur Jean-Marc SAUVÉ. Ce dernier a été admis à faire valoir ses droits à la retraite à compter du 29 mai 2018. Le président de la République va donc devoir nommer son successeur.

Le poste de Vice-président du Conseil d’Etat est l’un des postes les plus prestigieux de l’administration française. En dépit de l’intitulé de la fonction, le Vice-président du Conseil d’Etat est le chef de cette institution à la fois conseil de l’Etat et sommet de la juridiction administrative. A ce poste, se sont succédés des hommes au parcours prestigieux, de grande moralité et capables de représenter, avec toute la dignité requise, le Conseil d’Etat. Parmi ces hommes, citons l’actuel Vice-président, Jean-Marc Sauvé et certains de ses prédécesseurs : Renaud Denoix de Saint Marc, Marceau Long, René Cassin…

Dans la course à la succession de Jean-Marc Sauvé, ont circulé les noms de Sylvie Hubac, Philippe Martin, Marc Guillaume et de… Bruno Lasserre. Ce dernier nom pose problème. Pour paraphraser un candidat à la dernière élection présidentielle, on pourrait dire « Imagine-t-on le Vice-président du Conseil d’Etat mis en examen ? ».

Rappelons que M. Bruno Lasserre, en tant qu’ancien président de l’Autorité de la concurrence, est susceptible de devoir rendre des comptes au sujet d’une affaire de harcèlement moral ayant entrainé le décès d’un agent de cette administration.

La famille de la victime a déposé une plainte auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Les pièces communiquées par la partie civile ont amené le Parquet à ouvrir une information. Cette procédure entraîne la possibilité d’une mise en examen de Bruno Lasserre.

Bref retour sur l’affaire en cours :

Par un jugement devenu définitif, les faits de harcèlement moral ont été reconnus par le tribunal administratif de Paris. Ce dernier a condamné l’administration car il ne pouvait pas condamner les personnes physiques ayant mis en place le harcèlement. En effet, le juge administratif ne peut que condamner des personnes morales. Une action « répressive » exercée sur les personnes physiques relève du juge judiciaire.

La condamnation pour faits de harcèlement moral ayant entrainé la mort de l’agent travaillant sous l’autorité de M. Lasserre se joue ici en deux temps :

- le premier temps, déjà révolu, est celui du juge administratif qui a reconnu l’existence d’un harcèlement moral au sein de cette administration et a condamné cette dernière, (en raison des agissements fautifs de ses agents) ;

-  le second temps, en cours, est celui du juge judiciaire qui va à son tour se prononcer sur l’existence de faits qualifiables de harcèlement moral puis identifier les personnes physiques dont les agissements seraient constitutifs de ce harcèlement moral et les mettre en examen le cas échéant.

Bruno Lasserre en mauvaise posture :

La situation de M. Lasserre est intenable pour au moins deux raisons :

En premier lieu, le harcèlement moral a été reconnu par le juge administratif de Paris. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’il en sera de même avec le juge judiciaire.

En second lieu, le harcèlement dénoncé procédait d’un management « toxique et disqualifiant » mis en œuvre dans un service directement rattaché à M. Lasserre et à la tête duquel se trouvait un homme, en qui, M. Lasserre a toujours accordé et manifesté sa confiance. Il n’échappera à personne que dans une administration de moins de 200 agents, le management élaboré et mis en œuvre dans un service rattaché directement à M. Lasserre n’est pas défini, validé et soutenu par un agent d’exécution mais est élaboré ou co-élaboré ou simplement validé par le chef de cette administration. A supposer que le président de l’Autorité de la concurrence ne se soit jamais occupé du mode de pilotage de son administration - ce qui serait curieux car cela relève tout de même de ses responsabilités -, il ne pouvait que très difficilement ignorer ce qu’il se passait à quelques mètres de son bureau !

Une nomination gênante pour le Conseil d’Etat et la Justice :

Le Conseil d’Etat pourrait donc avoir à sa tête un Vice-président impliqué dans une grave et sordide affaire de harcèlement moral. Cette situation, indigne pour le Conseil d’Etat, paraît difficilement pouvoir être validée par le président de la République. Au mieux, conviendrait-il d’attendre la fin de l’instruction pénale en cours avant de nommer M. Bruno Lasserre au poste de Vice-président.

En effet, le chef de l’Etat peut-il nommer M. Lasserre à la tête de la juridiction administrative sans ignorer les effets de cette nomination sur la famille de la victime qui attend du juge judiciaire qu’il lui dise pourquoi et à cause de qui cette mort est survenue

M. Lasserre étant susceptible d’avoir à rendre des comptes, sa nomination à la tête du Conseil d’Etat ne pourra qu’être mal ressentie et pourrait donner le sentiment désagréable d’une intervention dans une procédure judiciaire en cours. Il sera difficile, pour la famille de la victime et pour tous ceux qui luttent pour faire reconnaître leurs droits, de croire que le juge judiciaire pourra conduire son instruction en toute sérénité si l’une des personnes les plus impliquées dans cette affaire, en raison de ses anciennes fonctions, était nommée par le président de la République à la tête de l’une des plus prestigieuses administrations françaises et à la tête de la juridiction administrative !

Le président de la République se trouve donc confronté à un calendrier contrariant : l’instruction en cours d’une affaire pénale susceptible d’impliquer M. Lasserre et le nécessaire remplacement de M. Sauvé à la tête du Conseil d’Etat.

La sérénité de la justice et la préservation de son indépendance, y compris dans les apparences de cette indépendance, justifient que M. Lasserre ne soit pas nommé à la tête du Conseil d’Etat ou que sa nomination ne soit envisagée qu’après la clôture de l’instruction pénale, voire après que cette affaire ait fait l’objet d’un jugement pénal. Le choix du président de la République sera donc apprécié au regard de ces éléments.

La famille de la victime, partie civile dans cette affaire, ne peut pas assister silencieuse à la possible promotion d’un homme qui pourrait avoir à rendre des comptes dans cette affaire de harcèlement moral, affaire dont l’issue a été si fatale.

Avant toute promotion singulière de M. Lasserre, la lumière doit être faite sur le rôle exact qu’il a tenu dans les évènements dramatiques qui ont couté la vie à mon fils, à notre ami.

Nicole Labrèque et l’Association des Amis d’Alain Mouzon

Commentaire de Régis DESMARAIS :

Je soutiens la famille et l'association des amis d'Alain Mouzon depuis que j'ai eu connaissance des circonstances dramatiques et hallucinantes de cette affaire. Je relaye leur parole car le combat est inégal : d'un côté, la haute administration au cœur du pouvoir, et de l'autre, des inconnus, des personnes peut-être considérées comme "des gens qui ne sont rien".

Le titre de cet article, s'il frappe les esprits, ne doit pas induire en erreur dans le rapprochement avec une autre affaire (Souvenez-vous du "Imagine-t-on le général de Gaulle mis en examen"). Incontestablement, et il faut toujours l'affirmer haut et fort, ici et partout : une mise en examen ne signifie pas culpabilité. Bruno Lasserre, comme tout autre individu, bénéficie du principe de la présomption d'innocence. Ce n'est pas à nous de rendre la justice, cette tâche difficile revient aux juges et à eux seuls. Dans cette affaire, les juges se sont prononcés. Ils se sont même prononcés dans un jugement devenu définitif. Le harcèlement moral a été reconnu par la justice administrative. L'administration a été condamnée en raison des agissements fautifs de certains de ses agents. Et c'est là, la grande différence avec l'autre affaire. 

La nature et les caractéristiques du harcèlement moral reconnu par les juges de Paris ont pour conséquence de resserrer le périmètre des agents impliqués dans sa mise en œuvre à la haute hiérarchie, alors en place à l'Autorité de la concurrence, et même, dès lors que les faits se sont produits dans un service directement rattaché au président de cette Autorité, à ce président.

Dès lors, il est impératif, sans préjuger de ce que le juge pénal dira, de ne pas rendre compliqué, voire impossible, son travail d'investigation. La nomination à la tête de la juridiction administrative de celui qui était en poste à l'époque des faits de harcèlement ne peut que rendre difficile le travail du juge judiciaire.

C'est pourquoi, par respect de la victime, par respect de sa famille, par respect du travail de la justice, par respect de tous ceux qui ont été victimes de harcèlement et qui peinent à faire valoir leurs droits, le président de la République doit différer la nomination de Bruno Lasserre (s'il envisageait de le nommer) à la tête du Conseil d'Etat tant que l'instruction pénale en cours n'est pas clôturée.

Certains pourront s'agacer que cette affaire soit évoquée publiquement mais c'est hélas la seule manière pour les représentants de la victime de s'exprimer et d'avoir la possibilité de faire entendre leur voix. Seul l'hebdomadaire "Marianne" a eu le courage d'évoquer cette affaire qui implique un fonctionnaire qualifié de "haut fonctionnaire" et traité comme tel par les réseaux d'information. il suffit de lire sa fiche Wikipédia, qui ressemble à la poitrine rutilante de médailles d'un maréchal soviétique, pour comprendre la difficulté, pour la famille de la victime, de s'exprimer et d'être relayée.

Dans quelques jours, sonnera le quatrième anniversaire de la mort d'un homme âgé de 46 ans, mort pour avoir eu des conditions de travail indignes. Ne rajoutons pas à cette indignité celle de voir promu au plus haut poste une personne sous l'autorité de laquelle le drame s'est déroulé. Il convient de laisser le juge pénal exercer sa mission en toute sérénité.

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