Les lectures de l'assassinat politique, physique et symbolique
Une rumeur s'est répandue dans Rome à la vitesse d'un incendie embrasant des maisons de bois. Jules César a été assassiné ! Jules César a été tué au Sénat ! César est mort ! César est mort ! Poignardé !
La stupéfaction puis la sidération ont sonné les romains. César assassiné ! La nouvelle paraissait incroyable. Celui qui avait vaincu les Gaulois, celui qui avait fait tomber Pompée, celui qui était devenu dictateur à vie, celui-là était mort en plein cœur de Rome, de la main de romains, de la main de sénateurs.
Très vite, les commentaires ont fusé. « Il l'a bien cherché, il a voulu être dictateur, il est mort, c’est bien fait », « C'est sa faute, il aurait dû se méfier du Sénat », « Il n’a pas écouté les augures », « Il a donné sa confiance à des traitres, à son fils adoptif », « César n'a eu que ce qu'il méritait, ce n’est pas moi qui vais pleurer » etc…
Les avis tombaient laconiques et le plus souvent identiques. Ils ensevelissaient le meurtre de César sous des appréciations personnelles, des appréciations en lien avec sa personne, ses turpitudes et ses fautes. La plus grande partie du peuple ne voyait que le dictateur, ses faiblesses, ses erreurs, sa toge ensanglantée. Son meurtre paraissait le don d’une justice des Dieux de l’Olympe qui faisaient payer à César ses arrogances. Le peuple restait obsédé par les faiblesses de l’homme et ignorait les mains qui portaient le glaive et celles qui avaient fourni les armes. Le peuple sevrait sa soif de vengeance, se délectait de voir la chute d’un puissant et prenait du plaisir dans l’ivresse de son aveuglement.
Certains romains, qui n'aimaient pas particulièrement César, voire le détestaient, s'interrogeaient sur les motivations de ces hommes qui, de leur poignard, avaient transpercé le corps du militaire. Ils s'interrogeaient et ils essayaient de voir les intérêts en jeu, les bénéfices à tirer de ce meurtre politique et physique. Certains suspectaient que ce meurtre avait une dimension qui dépassait largement, et de loin, le sort de l'homme trucidé. Certains comprirent que ce meurtre cachait la fin de la République et l'avènement de la dictature et de ce qui deviendra l'Empire.
Les aveugles balayèrent d'un rire gras et d'un revers de main ceux qui voyaient dans ce meurtre un signal qui annonçait la mort de la République romaine. On les fit taire, on déclara pompeux et sirupeux les mots qu'ils utilisèrent pour alerter le peuple. Certains même, qui se complaisaient avec félicité dans leur ignorance, déclarèrent connaître l'histoire de la fin de César et n'avoir rien à apprendre et rien à comprendre des évènements récents. Incapables de penser leur monde, ils jetaient aux enfers ceux qui tentèrent d’alerter le peuple. Ces obtus suspectaient systématiquement ceux qui s’interrogeaient sur le devenir de la République de tenter une réhabilitation du dictateur.
Octave observait ces échanges. Il regardait ces hommes qui restaient empêtrés dans leur cécité. Une partie de son entourage, et même ses ennemis, encouragèrent discrètement certains orateurs à disqualifier ceux qui percevaient derrière le meurtre de César, l'arrivée d'un régime autoritaire. Le peuple était comme emmuré, hébété dans l’observation des vices et des fautes de César. Octave avait compris que tout était en train de changer. Il n’avait pas commandité le meurtre de César, meurtre qui lui faisait horreur, mais il percevait bien que les forces en place ne voulaient plus de la République. Octave décida de sa survie. Il accepta l’héritage de César. Il utilisa au mieux le meurtre imposé et devint Auguste. La République lentement céda la place à l’Empire. Pour les aveugles, la République était toujours là dans ses coutumes, ses institutions, ses titres, ses bâtiments mais dans les faits elle n’était devenue qu’un décor, un mirage pour les ignorants et les naïfs. Tibère succéda à Auguste et ses vices furent si grands que César pouvait désormais passer pour une vestale.
Tous ceux qui restèrent le nez collé sur les erreurs de César, offrirent leurs enfants à la folie des premiers césars.... « L'histoire, je la connais ! » disait une infortunée romaine qui ne voyait dans le meurtre de César que la juste punition de ses fautes mais l'Histoire ne nous a pas dit comment cette romaine assista à la mise en place de la dictature des césars et à leurs innombrables méfaits. Le peuple s’est bien repu des faiblesses de César sans même s’apercevoir de ses propres faiblesses lesquelles eurent des conséquences dramatiques pour l’avenir.
Sur le plan symbolique, il en a été de même avec l’affaire Fillon qui déchaîna les passions en février/mars 2017. Nous assistons à la fin d’un régime. Nous vivons la mise en place d’une nouvelle gouvernance. Nous sommes confrontés à la même cécité de certains citoyens qui ne cessent de tout ramener aux erreurs d’un homme sans essayer de voir ce que cette affaire révèle au-delà des turpitudes de cet homme. Le nez collé au superficiel et à l’accessoire, de nombreux citoyens ne voient pas le plus important, l’essentiel, ce qui dessine déjà l’avenir. Les institutions d’hier deviennent le décor d’une pièce de théâtre où tout le monde joue à tenir un rôle qui n’a de sens que sur la scène du spectacle mais qui a perdu toute consistance et substance sitôt les planches quittées.
Mais voilà, du fond de la scène, vient de surgir le héros qui renverse tout sur son passage par la force de son courage et le sacrifice de sa vie. Le décor est pantelant. Le héros brouille les codes contemporains et, par sa mort, rend misérables et futiles nos préoccupations quotidiennes.
Le sacrifice du héros
Mercredi 28 mars 2018, un hommage national est rendu à un héros qui par son courage nous rappelle ce que nous étions dans le passé. Ce héros, par la force de son geste, fait voler en éclat la médiocrité de notre présent. Le sacrifice de cet homme a ceci de stupéfiant que son geste ne correspond à aucune des valeurs régnants actuellement en ce bas-monde. Le lieutenant-colonel Beltrame, en prenant la place d’un otage, a agit en ignorant superbement les valeurs individualistes, les théories coût/avantage, l’égoïsme, le triomphe du moi et la logique de l’intérêt personnel. Son geste possède la noblesse et la gravité d’un drame antique, d’un drame qui ne pouvait avoir une vraisemblance que dans un monde où les valeurs dominantes ne sont pas celles de l’argent mais celles de l’honneur et de l’humain. Pour beaucoup de gens, son sacrifice restera donc incompréhensible. Pour d’autres personnes, son geste restera dangereux car il met en exergue la vanité contemporaine à se faire photographier devant un monument internationalement connu, cette vanité à faire de soi un spectacle et à faire de sa vie une exhibition permanente. Son geste révèle le dessèchement de notre République dont les valeurs, les mots, les principes sont devenus vide de sens. Le sacrifice du lieutenant-colonel Beltrame met en lumière l’imposture et le vide des « valeurs » adulées par notre société contemporaine.
Le meurtre de César il y a plus de 2 000 ans, l’assassinat politique de François Fillon il y a plus d’une année et l’assassinat physique du héros de Trèbes ont en commun de placer sous la lumière la vérité d’une époque en mutation. Encore faut-il avoir la volonté de regarder ce que ces évènements peuvent nous dire du présent.
L’hommage aux Invalides est important, il est même capital. Il est à craindre que cet hommage ne restera qu’une grandiose cérémonie télévisuelle si nos gouvernants ne répondent pas à ces questions simples : qui arme et manipule des individus comme celui qui a tué le gendarme ? Est-il vrai que des cadres de Daech ont été récemment exfiltrés des zones de guerre ? Et si oui par qui et pourquoi ? Comment traiter les jihadistes qui reviennent des zones de conflits ou qui sortent de prison ? Si ces questions ne sont pas officiellement posées par les citoyens et débattues publiquement, si ces questions ne font pas l’objet de réponses précises et argumentées alors il n’y aura pas eu de véritable hommage national au gendarme et son sacrifice restera vain car demain le sang coulera de nouveau, encore et toujours tant que les vrais responsables de cette folie terroriste qui défigure nos sociétés resteront impunis et pire… exfiltrés dans le plus grand des silences.
Nous ne devons pas rester le nez collé au superficiel et à l’accessoire. Nous devons porter notre regard et exercer notre sens critique au plus profond des mécaniques qui produisent des évènements spectaculaires et notamment au plus profond des rouages de la machine terroriste. Comment ? Pourquoi ? Avec l’aide de qui ? Au bénéfice de qui ? Sur l’ordre de qui ? Ces questions doivent être les scalpels avec lesquels nous devons mettre à nu le terrorisme.
Il ne s’agit pas de se quereller pour la querelle. Il ne s’agit pas, sitôt un drame survenu, d’accuser d’incompétence un ministre de l’intérieur qui très sûrement ne mérite pas une telle accusation. Il s’agit simplement, mais c’est déjà beaucoup, de relever la tête et de poser les bonnes questions, sans langue de bois, sans a priori, sans ostracisme pour tel ou tel groupe qui compose notre société. Le plus bel hommage qui sera rendu au courageux lieutenant-colonel Beltrame sera de faire de son sacrifice un sursaut destiné à aborder frontalement la question du terrorisme, de l’aborder au fond, en cherchant les commanditaires, ceux qui forment les exécutants et non en se focalisant au seul niveau de ces derniers. Rendre ainsi hommage au lieutenant-colonel Beltrame, c’est choisir de replacer les valeurs de la République comme point de référence pour le vivre-ensemble, c’est aussi choisir la possibilité d’un avenir pour tous.