Rémy Nuno GRIFFAIS

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Billet de blog 6 août 2025

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Les violations de protection des données devant la CEDH révèlent des défaillances

La Cour européenne des droits de l'homme a développé des cadres sophistiqués pour traiter la manipulation de données et l'obstruction administrative qui portent atteinte simultanément aux droits à la vie privée et à l'accès à la justice, imposant ainsi des réformes structurelles dans les cas de défaillances systémiques.

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 La jurisprudence récente (2015-2024) démontre une reconnaissance accrue des atteintes multiples aux droits conventionnels lorsque des autorités étatiques utilisent abusivement les informations personnelles pour entraver les procédures judiciaires. La Cour exige désormais des États qu'ils garantissent l'exactitude des données utilisées dans les procédures administratives, tout en offrant des recours effectifs contre les violations constatées. Le Comité des Ministres veille généralement à une supervision rigoureuse de l'exécution des arrêts, avec des délais de mise en œuvre qui peuvent varier considérablement selon la complexité des réformes requises.

Les violations de l'article 8 exposent des défaillances dans la protection des données

La jurisprudence récente révèle un schéma préoccupant d'accès illégal ou abusif aux données personnelles par des autorités étatiques. L'affaire Cracò c. Italie (13 juin 2024) illustre parfaitement ce problème, avec la Cour constatant unanimement une violation de l'article 8, lorsque l'État italien a omis de retirer des informations médicales sensibles d'un jugement publié sur le site internet de la Cour des comptes, malgré des décisions judiciaires répétées reconnaissant le caractère illégal de cette publication. La Cour a imposé des mesures correctives rapides, exigeant la suppression ou l'anonymisation des données sensibles dans un délai de trois mois.

Plus complexe encore, l'affaire Grande Oriente D'Italia c. Italie (19 décembre 2024, renvoyée devant la Grande Chambre) concerne une perquisition ordonnée par une commission d'enquête parlementaire ayant conduit à la saisie de données personnelles de plus de 6 000 membres d'une association maçonnique. La Cour a condamné l'absence de contrôle judiciaire préalable et l'insuffisance des garanties procédurales, soulignant que même les pouvoirs d'enquête parlementaires doivent respecter les exigences de l'article 8.

L'arrêt de Grande Chambre Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni (2021) a profondément influencé le cadre juridique sur la surveillance de masse, soulignant que les programmes d'interception massive ne peuvent respecter la Convention qu'avec des garanties procédurales rigoureuses. La Cour y a confirmé que la surveillance des métadonnées peut être aussi intrusive que celle des contenus de communication, affectant simultanément les articles 8 (vie privée) et 10 (liberté d'expression).

La Cour a également réaffirmé les obligations positives pour les États en matière de protection des données personnelles, à l'instar du précédent fondamental S. et Marper c. Royaume-Uni, qui impose des justifications solides pour conserver des données biométriques de personnes innocentes. Les données sensibles, notamment celles révélant l'état de santé ou les opinions politiques, bénéficient d'une protection accrue, et tout traitement doit être conforme à la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique.

Les violations de l'article 6 révèlent des schémas d'obstruction administrative

La jurisprudence récente sur l'article 6 (2015-2024) met en évidence des dysfonctionnements administratifs récurrents affectant l'exécution des décisions judiciaires. Dans l'affaire Camara c. Belgique (2023), la Cour a conclu que le refus d'exécuter une décision judiciaire garantissant un hébergement d'urgence à des demandeurs d'asile violait directement le droit à un procès équitable. La Cour a rappelé que l'exécution effective des décisions judiciaires est essentielle à l'article 6, garantissant que l'accès à la justice ne soit pas rendu « illusoire ».

Le cas historique Kenedi c. Hongrie illustre de manière emblématique les risques d'obstruction administrative, avec des autorités nationales ayant manifesté une résistance prolongée et injustifiée à exécuter des ordonnances judiciaires relatives à l'accès à l'information. La Cour a qualifié cette attitude d'arbitraire, incompatible avec un État de droit, soulignant l'obligation pour les États de respecter promptement les décisions judiciaires.

La manipulation des données crée des violations composées affectant plusieurs droits

L'intersection des articles 6 et 8 révèle des atteintes particulièrement graves lorsque les autorités étatiques manipulent les données pour entraver la justice. Rotaru c. Roumanie demeure un précédent fondamental, montrant comment l'utilisation persistante de données inexactes issues d'archives policières viole simultanément les droits à la vie privée et l'accès à des recours effectifs. Ces atteintes cumulatives imposent des remèdes structurels spécifiques, au-delà de simples compensations individuelles.

Les commentaires doctrinaux soulignent trois intersections clés entre les articles 6 et 8 : l'intégrité probatoire, la transparence procédurale et l'accès aux recours effectifs. Ainsi, la Cour exige désormais explicitement des réformes structurelles lorsque des violations systémiques affectent plusieurs droits conventionnels, comme le montre l'arrêt Big Brother Watch, où le Royaume-Uni a dû modifier substantiellement son cadre juridique en matière de surveillance.

Les défis posés par la discrimination algorithmique et les systèmes automatisés

Bien qu'il n'y ait pas encore d'arrêt spécifique de la CEDH condamnant directement les systèmes algorithmiques utilisés par les organismes français de sécurité sociale, ces pratiques font l'objet d'un examen doctrinal croissant. Des rapports récents (notamment d'Amnesty International et de La Quadrature du Net en 2023) ont exposé l'existence de biais discriminatoires potentiels dans les systèmes de notation des risques, attirant l'attention sur de possibles atteintes aux droits à la vie privée (article 8), à la non-discrimination (article 14) et aux règles du RGPD européen. Ces débats annoncent probablement une évolution prochaine de la jurisprudence européenne en la matière.

La doctrine de la responsabilité étatique impose une protection complète des données personnelles

La Cour européenne souligne de plus en plus nettement les obligations positives étatiques dans la protection des données personnelles face aux risques liés à la numérisation croissante. Les États doivent établir des cadres juridiques robustes, avec des mécanismes indépendants pour contrôler et superviser l'utilisation des données par l'administration et les services de renseignement. Les critères établis dans la jurisprudence (Weber et Saravia c. Allemagne) requièrent désormais des autorisations indépendantes, une supervision judiciaire et des garanties spécifiques en cas de partage transfrontalier des données.

L'affaire Grande Oriente D'Italia renforce particulièrement cette exigence en précisant que même les commissions d'enquête parlementaires, malgré leur autonomie constitutionnelle, doivent respecter des garanties procédurales minimales, notamment un contrôle indépendant ex ante ou ex post de leurs mesures d'investigation.

Les remèdes aux violations systémiques nécessitent des réformes structurelles

La Cour adopte une approche différenciée selon la nature des violations identifiées. Les violations individuelles, comme dans l'affaire Cracò, appellent des réparations ciblées (anonymisation, suppression de données, indemnisation). En revanche, les violations systémiques, illustrées par Grande Oriente D'Italia, exigent des réformes législatives ou institutionnelles profondes.

Le Comité des Ministres exerce une supervision structurée, imposant des plans d'action adaptés à la gravité des dysfonctionnements identifiés. Pour les cas urgents ou complexes, des procédures spécifiques permettent un suivi renforcé de l'exécution des arrêts.

Les mesures correctives comprennent la rectification, la suppression des données erronées, ou encore la réouverture de procédures injustes. Mais lorsque des dysfonctionnements structurels sont identifiés, les États doivent adopter des réformes législatives substantielles et renforcer les mécanismes internes de protection des droits fondamentaux.

La transparence administrative émerge comme droit fondamental

La transparence administrative devient un aspect central des droits protégés par la Convention, notamment lorsqu'il s'agit de contester des décisions prises sur la base de systèmes automatisés. Dans Youth Initiative for Human Rights c. Serbie, la Cour a confirmé que l'accès à l'information publique constituait une étape essentielle à l'exercice effectif des droits conventionnels.

Cette évolution prend une dimension particulière avec les systèmes algorithmiques, où la transparence devient indispensable pour permettre aux individus de comprendre et contester les décisions les concernant.

Vers des réformes structurelles pour prévenir les violations systémiques

La jurisprudence 2024 de la Cour européenne des droits de l'homme, illustrée par les arrêts Cracò et Grande Oriente D'Italia, marque un durcissement notable des exigences en matière de protection des données personnelles. La Cour distingue désormais clairement entre violations individuelles et systémiques, adaptant ses remèdes en conséquence.

L'approche plus stricte développée dans Grande Oriente D'Italia, où la Cour a refusé d'accepter l'argument de l'autonomie parlementaire pour justifier l'absence de garanties procédurales, annonce probablement un contrôle renforcé des pouvoirs d'enquête administratifs et parlementaires.

Bien que certains aspects, comme la discrimination algorithmique en France, restent à ce jour principalement discutés dans des analyses doctrinales, l'évolution jurisprudentielle récente suggère que la Cour sera amenée à se prononcer sur ces questions dans un avenir proche. La nécessité de concilier efficacité administrative et respect des droits fondamentaux est désormais un enjeu juridique central pour l'avenir de la gouvernance numérique en Europe, avec une exigence croissante de contrôles indépendants et de transparence procédurale.

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