Rémy Nuno GRIFFAIS

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Billet de blog 9 août 2025

Rémy Nuno GRIFFAIS

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La loi européenne sur la liberté des médias - Protection ou contrôle ?

L'entrée en vigueur de la loi européenne sur la liberté des médias (European Media Freedom Act) en août 2025 soulève un paradoxe fondamental : comment une législation présentée comme protectrice de la liberté de la presse peut-elle simultanément autoriser l'arrestation de journalistes et leur surveillance ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette analyse critique examine les tensions inhérentes à ce texte législatif qui révèle des difficultés "commodes" pour concilier sécurité, lutte contre la désinformation et liberté d'expression dans l'espace démocratique européen.

I. Les ambitions affichées : une protection renforcée du journalisme

A. Les garanties théoriques de la loi

La loi européenne sur la liberté des médias s'inscrit officiellement dans une démarche de protection du journalisme. L'article 4 établit le principe de protection des sources journalistiques, interdisant en théorie le recours aux logiciels espions ou aux arrestations pour contraindre les journalistes à révéler leurs informateurs. Cette disposition répond à une préoccupation légitime face aux pressions croissantes exercées sur les journalistes d'investigation dans plusieurs États membres.

La volonté de renforcer les médias de service public (article 5) témoigne également d'une reconnaissance de leur rôle dans le pluralisme démocratique. En exigeant des procédures transparentes pour la nomination des dirigeants et un financement adéquat, la loi semble vouloir prémunir ces organismes contre les instrumentalisations politiques.

B. Une réponse aux défis contemporains

Cette législation s'inscrit dans un contexte où les médias européens font face à des défis multiples : concentration capitalistique, influence des plateformes numériques, campagnes de désinformation et pressions politiques croissantes. La création d'un cadre juridique harmonisé répond à un besoin réel de coordination face à ces enjeux transnationaux.

II. Les contradictions fondamentales : liberté conditionnelle et contrôle renforcé

A. L'exception qui dévore la règle

La principale contradiction de cette loi réside dans ses exceptions. Si l'article 4 protège théoriquement les sources journalistiques, il autorise immédiatement des dérogations au nom de l'« intérêt général » et de la « proportionnalité ». Ces notions floues et subjectives ouvrent une brèche considérable dans la protection annoncée.

L'autorisation d'utiliser des « logiciels de surveillance intrusifs » pour des infractions punies de trois ans d'emprisonnement minimum élargit dangereusement le champ d'application. L'inclusion du « racisme et de la xénophobie » aux côtés du terrorisme révèle une approche extensive qui pourrait englober de nombreux sujets d'investigation journalistique sensibles.

B. La surveillance institutionnalisée

L'obligation de tenir des registres nationaux des propriétaires de médias (article 6) instaure un système de fichage qui, sous couvert de transparence, permet un contrôle administratif renforcé. Cette mesure, couplée aux possibilités de surveillance, dessine les contours d'un système de monitoring généralisé de la profession journalistique.

III. La lutte contre la désinformation : prétexte ou nécessité ?

A. Un enjeu démocratique réel

La préoccupation concernant la désinformation n'est pas feinte. Les campagnes de manipulation informationnelle, amplifiées par les algorithmes des plateformes numériques, constituent effectivement une menace pour le débat démocratique. La volonté de réguler les « modèles économiques qui tendent à amplifier les contenus polarisants » répond à une problématique avérée.

B. Les risques de l'arbitraire

Cependant, la définition de la désinformation reste problématique. Qui détermine ce qui constitue une information fiable ? Le « Comité européen pour les services de médias », malgré son indépendance formelle, reste largement influencé par la Commission européenne qui en fournit le secrétariat et y place un représentant. Cette configuration soulève des questions sur l'impartialité des décisions.

La promotion des « médias de confiance » implique nécessairement une labellisation qui pourrait créer une hiérarchie entre sources « approuvées » et « suspectes », remettant en cause le principe d'égalité d'accès à l'information.

IV. Les enjeux démocratiques : entre protection et paternalisme

A. Le paradoxe de la liberté contrôlée

Cette loi illustre un paradoxe contemporain : l'État démocratique, face aux défis de la désinformation et des menaces sécuritaires, tend à restreindre les libertés qu'il prétend protéger. La logique sécuritaire l'emporte progressivement sur les principes libéraux, créant un système de « liberté surveillée » pour les médias.

B. L'érosion du contre-pouvoir journalistique

En institutionnalisant le contrôle des médias par des organismes liés aux autorités publiques, cette loi risque d'affaiblir la fonction de contre-pouvoir traditionnellement dévolue à la presse. L'autocensure pourrait se développer face aux risques de sanctions ou de surveillance.

V. Perspectives critiques et alternatives

A. Une harmonisation par le bas ?

Plutôt que d'harmoniser vers le haut les standards de liberté de la presse, cette loi semble niveler par le bas en généralisant des pratiques restrictives. Elle risque de légitimer dans l'ensemble de l'UE des mesures de contrôle qui n'existaient que dans certains États membres.

B. Vers une solution alternative

Une approche plus respectueuse des libertés fondamentales pourrait privilégier : l'éducation aux médias, la transparence des algorithmes de recommandation, le soutien économique aux médias indépendants sans contrepartie éditoriale, et des mécanismes de fact-checking décentralisés plutôt qu'une régulation centralisée.

Conclusion

La loi européenne sur la liberté des médias révèle les tensions de nos démocraties contemporaines, prises entre la nécessité de lutter contre de nouvelles menaces informationnelles et la préservation des libertés fondamentales. En prétendant protéger la liberté de la presse tout en instaurant des mécanismes de contrôle étendus, elle illustre parfaitement la dérive sécuritaire qui caractérise de nombreuses législations actuelles.

Cette loi pose une question fondamentale : dans quelle mesure peut-on restreindre la liberté au nom de sa protection ? La réponse à cette interrogation déterminera l'avenir du journalisme européen et, plus largement, la sanité de nos démocraties. Car comme l'histoire l'enseigne, les atteintes à la liberté de la presse, même justifiées par de nobles intentions, constituent souvent les premiers pas vers l'autoritarisme.

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